Organiser un pot, était un rituel extrêmement complexe à la Securitas ; raison pour laquelle la plupart des employés préféraient les after-work dans les bars du complexe corporatif. Mais pour certaines occasions, on ne pouvait échapper à la formalité du « pot » au sein des bureaux. Simon Pelles s’était penché sur l’organisation pour célébrer la qualification de son unité aux normes opérationnelles SWAT, et sans l’aide de son désormais indispensable assistant synthétique chinois, il n’aurait jamais réussi à mettre sur pied cet événement à la logistique quasi militaire.
C’était une des nombreuses salles de réception du bâtiment principal, avec une vue imprenable sur la ville étalée aux pieds de l’enclave Securitas. Les mondanités n’avaient jamais été le point fort de Simon, ça, le fait qu’on lui donne du monsieur ; il lui arrivait encore souvent de se sentir à l’étroit dans son costume, et mal à l’aise.
Une main glissa le long de son avant bras, interrompant le fil de ses pensées, Rebecca lui sourit.
_ Tu devrais t’occuper de tes invités.
Ils maintenaient une légère distance formelle, pour ne pas s’exhiber devant leur environnement professionnel ; cela aussi irritait un peu Pelles. Ils retournèrent tous deux dans la foule des invités et le brouhaha des conversations.
_ Simon, on va y aller.
Il était encore tôt, mais Michael avait été plus que sociable au vu des dernières nouvelles sur sa vie de couple ; il avait aussi été très professionnel en menant son équipe durant l’épreuve de qualification.
_ C’était du bon boulot, rentrez bien… Et Mike, sois frais et dispo pour la prise de service lundi.
Une poignée de main, c’était vraiment plus qu’il ne pouvait espérer dans les circonstances actuelles. Becky regarda Mike rejoindre Angela, laquelle n’avait pas adressé la parole à Simon de toute la soirée.
_ Ca ne s’est pas trop mal passé.
_ Avoues, tu penses que je n’aurai jamais du lui en parler.
_ Non, ce que je ferai à ta place n’a aucune importance Simon ; ça aurait fini par te bouffer de l’intérieur, tu es maladivement honnête.
_ Est-ce que ça voudrait dire que tu m’acceptes comme je suis ?
_ Non, ça veut dire que je suis contente que nous ayons chacun notre appartement.
Serrant des mains et faisant quelques sourires, un effort titanesque, Simon se dit qu’il manquait beaucoup de monde à cette petite fête ; si on célébrait bien son succès en plus de celui de son équipe, les gens dont la présence aurait compté pour lui n’étaient pas là.
_ Si on m’avait dit quand je t’ai rencontré qu’un an plus tard nous serions dans une fête corpo huppée, je ne l’aurai pas cru.
Lena faisait de son mieux, mais son inimité envers la compagne de Simon était toujours visible, elle évitait de lui adresser la parole directement ou d’établir un contact visuel ; ce que Becky, sûre d’elle, ne se gênait pas pour faire avec naturel… La seule façon mâture de débloquer la situation. Rebecca resta un moment puis dériva vers d’autres collègues de sa connaissance, laissant le tuteur et sa pupille en tête à tête.
_ Tu as l’air d’être comme un poisson dans l’eau, gamine ; le cursus de la compagnie doit valoir le prix qu’elle me facture tous les mois.
_ Et comme ça je peux sortir mon tailleur du placard, non sans rire, il y a quelqu’un que je voudrais te présenter.
La façon dont Lena avait annoncé la chose avait quelque chose d’amusant… Et aussi de rassurant pour Simon. Martin Forrester était justement en compagnie de son père à ce moment précis, les présentations furent chaleureuses, du moins aux standards corporatistes. Le DIROPS mit immédiatement Simon mal à l’aise, toutes ses alarmes internes se mirent à sonner, tant les manières de cet homme lui rappelaient son ancien officier commandant… Jackson Cable avait aussi cette façon de vous serrer la main fermement, en vous regardant dans les yeux ; alors qu’il vous racontait un mensonge avec la décontraction d’un serpent glissant dans l’herbe.
_ Monsieur Pelles, j’étais curieux de vous rencontrer de façon informelle ; le directeur Ayao ne tarit pas d’éloges sur votre compte.
_ Je tâcherai de ne pas le faire mentir monsieur.
_ Martin me disait qu’il est dans la même classe que votre fille.
Simon maintînt un sourire et ne reprit pas le directeur, bien sûr il savait que Lena n’était pas sa fille, il voulait juste observer les réactions du nouveau superviseur… L’intéressée fit elle-même le point.
_ En fait, Simon est mon tuteur, pas mon père.
La remarque fit naître un autre de ces sourires type sur le visage du directeur ; Martin désamorça ce qu’il sentait en train de se mettre en place, il avait fini par connaître son père et sa mentalité de joueur d’échecs.
_ C’est un peu la même chose, j’imagine que dès qu’on a la responsabilité d’un personne on se sent proche d’elle.
Simon se détendit un peu, le garçon s’était immédiatement classé dans la catégorie « types droits » de son esprit, c’était un jugement atavique, de la pure empathie.
_ C’est très vrai monsieur Forrester.
Lena se sentit un peu jalouse en captant cet échange dans le regard que Simon portait sur Martin, c’était la même expression qu’il avait eu en reconnaissant son ami Rémi à la Nouvelle Orléans… Quelque chose dont elle était exclue, un truc entre hommes.
_ Je vais vous laisser tous les trois, j’ai encore beaucoup de travail ce soir ; encore toutes mes félicitations à votre équipe et vous, monsieur Pelles.
Le DIROPS s’excusa, faisant sourire son fils alors qu’il regagnait le hall.
_ C’est un drogué du travail.
_ Alors Martin, dîtes moi, vos intentions envers Lena sont elles honorables ?
_ Pardon ?
Les deux jeunes gens restèrent quoi, Simon les regardait, les bras croisés sur la poitrine… Il maintînt son air sévère quelques secondes durant puis sourit ouvertement en mettant les mains dans les poches.
_ Ca va, je plaisante.
Lena le frappa sur le biceps, le réprimandant.
_ Ah. Ah. Très amusant monsieur l’homme des cavernes.
_ J’adore mettre Lena mal à l’aise en société ; rappelez-moi de vous raconter la fois où elle s’est vomi dans les cheveux de retour de bringue.
_ Simon, ça suffit.
_ Ca va, je vous laisse ; ce fut un plaisir Martin, n’hésitez pas à passer à la maison si vous voulez une excuse pour vous enfuir du château fort familial.
Simon ne s’était pas beaucoup intéressé au jeune homme, mais il valait mieux laisser les jeunes ensemble ; avec un peu de chance, Martin et lui auraient l’occasion de faire plus ample connaissance ultérieurement. Se sentant d’une humeur un peu plus légère, Simon retrouva Becky dans la foule et s’approcha, se glissant à ses côtés bien plus près qu’il n’était souhaitable pour maintenir « les apparences ». Devant le regard rapide mais désapprobateur de Rebecca, il balaya les convenances d’un sourire et prit la discussion en route ; l’homme était un obscur juriste qui semblait parler avec la conviction d’un spécialiste.
_ … C’est pourquoi l’usage de la force dans un métier à vocation répressive doit être contrôlé, n’ai-je pas raison monsieur Pelles ?
_ Absolument, ne soyons pas trop durs avec ces pauvres jeunes qui ne font qu’attaquer nos patrouilles à coups de lance-roquettes.
John, ou quel que soit son nom, pâlit devant le sourire condescendant et le détachement avec lequel son interlocuteur venait de le ridiculiser ; Rebecca eut comme premier réflexe de vouloir éviter que la conversation ne s’envenime, mais elle connaissait Simon ; et quand il décidait qu’une personne ne satisfaisait pas ses critères de valeur, il n’avait de cesse de lui démontrer qu’elle ne valait rien. Becky posa une main légère sur l’épaule de Simon et sans cesser de sourire, remit le score à zéro.
_ Simon a moins l’habitude du stylo que du fusil d’assaut dans sa partie, il ne songe que rarement aux conséquences juridiques d’une bonne fusillade.
Pelles serra les dents pour encaisser la remarque avec le sourire, tout le monde rit poliment et le statu quo fut sauvegardé. Même s’il trouvait le bâveur de la compagnie détestable, Simon devait à présent penser qu’il faisait un travail de police, plus la guerre… Ou du moins plus uniquement la guerre, car dans la rue la différence était minime.