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Washington

Malgré des années de voyage à travers les immensités glacées de l’espace, Simon était toujours surpris du raccourcissement des distances sur Terre ; les trains à lévitation anti-G, les vols orbitaux ; partir de Los Angeles entre midi et deux pour aller déjeuner à Wahsington, puis revenir à l’heure pour travailler, tout cela lui aurait semblé de la science fiction à l’époque où il avait quitté le système solaire pour la première fois. Mais à l’époque, le voyage interstellaire habité tenait plus de la roulette russe que d’une science exacte.

Simon s’arrêta au portique, le scanner alerta les membres du détachement de sécurité ; l’homme en uniforme s’approcha avec sa plaquette virtuelle en main.

_ Nous allons devoir désactiver votre prosthétique monsieur, si vous voulez bien me suivre.

Simon fit un pas en arrière, ce qui provoqua immédiatement un changement dans l’attitude du garde et de ses collègues derrière le pupitre ; la tension venait de monter d’un cran des deux côtés.

_ Et comment vais-je faire pour me déplacer ensuite, en marchant sur les mains ?
_ C’est le règlement monsieur, nous vous prêterons un fauteuil et une escorte, si nécessaire, pour la durée de votre visite dans l’enceinte du bâtiment.
_ C’est dingue, et les gars avec des pacemakers vous leur prêtez une pompe à main ?

La remarque n’amusa pas le MP, mais Simon n’était pas prêt de lâcher le terrain, il avait le droit de franchir ces portes sur ses jambes…

_ Ecoutez première classe, je sers sur une base militaire avec ces prothèses sans aucun problème ; faut-il que je revienne en uniforme, avec mon placard à médailles et un journaliste pour vous faire un scandale ?
_ C’est le règlement, il n’y a pas d’exceptions monsieur.
_ Voilà comment nous allons faire, je vais rester de mon côté du portique, où j’ai le droit de me tenir debout comme un homme ; et vous de votre côté, allez signaler au capitaine Tereshkova, bureau du personnel de la marine, que le sergent major Pelles est là pour la voir.

Simon essaya de garder un ton détaché, ce GI n’y était pour rien ; les lieux comme le Pentagone étaient restés en état de siège depuis plus de cinquante ans à présent… Pourrir la vie d’un pauvre soldat ne ferait qu’alourdir le trait de la caricature du vétéran aigri. Le MP haussa les épaules, et retourna au pupitre ; après une brève discussion avec son sous-officier, il revînt.

_ Désolé sergent, le capitaine est partie déjeuner ; revenez à partir de quatorze zéro-zéro ou prenez rendez-vous auprès du secrétariat de son bureau.
_ Vous n’auriez pas une idée, à tout hasard, d’où le capitaine a ses habitudes pour déjeuner.
_ Non.
_ Ca ne fait rien, merci pour votre aide.

L’ironie sembla échapper au MP qui ne voulait que voir dégager ce « problème » dans sa journée de travail, Simon tourna les talons et sortit pour gagner le métro… Devant l’entrée de la station, une vieille dame lui tendit un photocopié.

_ Aidez-nous à mettre fin à la guerre aux profits, assistez à la manifestation pour la paix.

Simon s’arrêta sur place, un peu abasourdi, consultant le petit imprimé rose… il parlait d’un rassemblement au pied du capitole l’après-midi même, il manqua de s’étouffer en lisant la présentation d’un des intervenants : Kenneth Baxter, journaliste au Washington Post, vétéran décoré des marines. Le sang monta au visage de Pelles, et la femme distribuant les flyers marqua un temps d’arrêt, se demandant si elle n’était pas mal tombée, ; un homme la rejoignit, au cas où Simon aurait eu une mauvaise réaction.

_ Il y a un problème Edna ?
_ Non, ce monsieur est juste devenu tout rouge.

Simon desserra son nœud de cravate en ricanant.

_ Ce n’est rien, juste une bonne surprise… Ca a l’air intéressant, je crois que j’y assisterai peut-être.
_ C’est bien, merci pour nos enfants monsieur.

Baxter, grande gueule bouffi de beaux idéaux ; il avait du culot. Mais Simon n’était pas contre sa cause, c’était juste l’homme qu’il n’estimait pas. Quitte à devoir rester sur Wahsington pour rencontrer Tereshkova, pourquoi ne pas assister à ce rassemblement s’il en avait l’occasion ? Simon empocha le papier et abandonna son idée de retourner à l’astroport, repérant un restaurant, il appela Chang au bureau pour prévenir qu’il prendrait l’après-midi… Puis il eut encore une autre idée.

_ Chang ?
_ Oui monsieur Pelles ?
_ Je dois rester sur Washington pour l’après-midi, pourriez vous contacter le bureau du personnel de la marine pour moi ?
_ Bien sûr, que voulez vous que je leur communique ?
_ Je souhaiterai obtenir un rendez-vous avec le capitaine Tereshkova dans l’après-midi, dites leur que je suis passé dans la mâtinée mais qu’on m’a interdit l’entrée du bâtiment à cause d’une vague histoire de prothèses… Et mentionnez donc au passage que mon créneau de seize heures est pris, car j’ai rendez vous avec Ken Baxter du Washington Post.
_ Au ton de votre voix, j’en déduis qu’il s’agit d’un moyen de pression ; est-ce correct monsieur ?
_ C’est bien mon intention, vous pouvez gérer ça pour moi ?
_ Je ne vous donnerai aucun motif pour ma faire remplacer par un biologique monsieur, ce sera la remarque la plus anodine qu’un synthétique ait jamais glissée dans une conversation.
_ Chang, vous êtes le digne héritier des machines vicieuses, qui font tourner les enfants en bourrique, depuis l’invention du jeu vidéo.
_ Je prendrai ça comme un compliment monsieur Pelles.
_ Vous pouvez, j’attends de vos nouvelles.
_ Au revoir monsieur.
_ Au revoir Chang.

Le stratagème fonctionna plutôt bien, et même s’il est probable que Simon aurait obtenu son rendez-vous sans l’aide de la menace, il lui amena une certaine joie revancharde et mesquine. Pelles passa la portique d’entrée sur ses jambes, un sergent vînt le chercher pour l’emmener jusqu’au bureau du capitaine… Certaines traditions avaient encore cours dans les forces armées, n’importe où ailleurs, l’intelligence artificielle du bâtiment aurait guidé et surveillé le visiteur. Simon était décidé à ne pas laisser son ancien supérieur lui faire son numéro habituel, il pénétra d’un air décidé dans son bureau et brisa la distance en lui tendant la main ; il était là à titre personnel, et hors service. Il y eu un petit moment de latence, puis le capitaine lui donna une poignée de main délicate mais ferme, l’invitant à s’asseoir.

_ Qu’est-ce qui vous amène à Washington, Driver ?
_ En tout cas, pas une manifestation pour la paix ; non, je viens vous voir pour vous demander un service madame.

Il n’avait pas pris de gants, et pourtant Pelles savait combien Illiana Tereshkova détestait l’idée de faveur.

_ C’est à dire ?
_ Et bien vous n’aviez pas l’air opposée à rédiger une lettre de recommandation pour le caporal Edwards la dernière fois que nous nous sommes vus, et dans sa situation actuelle , elle lui serait vraiment utile… Alors je me permet de venir vous relancer.

Souriant, il l’observa avec curiosité ; allait-elle prétexter un oubli, ou bien confirmer l’hypothèse de Simon quand à son ressentiment ? Finalement, Pelles se dit qu’il était malhonnête de sa part de jouer à ce petit jeu, il planta ses yeux dans ceux du capitaine et lui demanda sans animosité.

_ Est-ce que vous m’en voulez ?
_ Pourquoi ça ?
_ Pour avoir laissé tomber mon poste à Pendelton, afin de travailler dans le privé.
_ Je ne vois pas ce qui pourrait vous faire penser ça, ce sont vos affaires.
_ Tant mieux, par ce que j’ai besoin de cet argent… Et aussi par ce que votre opinion m’importe.

Le capitaine joint ses mains devant elle sur son bureau ; lorsqu’elle était nerveuse, elle avait l’habitude de tambouriner sur les surfaces, combien de fois l’avait elle fait sur le table de la console ou bien les armatures internes de l’APC ? Simon continua d’afficher un sourire tranquille, il ne voulait pas brusquer les choses ; Tereshkova n’avait jamais eu des rapports faciles avec ses subordonnés, et sa définition de la fraternisation était beaucoup plus étendue que celle de la majorité des officiers du Corps… Or ils piétinaient cette limite allègrement. Pelles pensa que les choses auraient été plus faciles avec un homme comme Fargo, mais il se réprimanda mentalement aussitôt, c’était une question de caractère, pas de sexe.

En quelques manipulations informatiques silencieuses, Illiana Tereshkova imprima la lettre qu’elle avait visiblement déjà tapée, puis la signa avant de la remettre à Simon.

_ Voilà, maintenant je vais devoir vous laisser ; une réunion importante.

Elle joint le geste à la parole, se levant pour montrer la sortie à Simon ; c’était à présent à son tour de se sentir mal à l’aise… Il avait l’impression de l’avoir utilisée, de lui avoir extorqué cette lettre en jouant sur son sentiment d’insécurité. Même s’il n’en était pas conscient, Illiana Tereshkova représentait pour lui, ce qu’il avait représenté pour d’autres au sein du Corps ; l’image de principes moraux, d’une force de conviction ; quelqu’un exempt de ses défauts, qui le faisait culpabiliser pour les erreurs et les compromissions pourtant inévitables de la vie. Il s’arrêta sur le pas de la porte de son bureau pour lui serrer la main.

_ Je suis désolé de vous avoir déçue capitaine.

Sa main était moite et mal à l’aise dans la sienne, le visage un peu plus pâle, elle trouva ses mots d’une voix légèrement atone.

_ Vous êtes stupide Driver, vous ne m’avez jamais déçue.

Elle regarda cet homme rongé par le doute, quant à sa valeur, disparaître dans le couloir. Illiana éprouvait de l’amitié pour Pelles, il l’avait toujours soutenue et même lorsqu’elle avait tort, toujours manœuvré pour arranger les choses sans lui faire perdre la face. Mais il y avait des moments où elle aurait voulu le gifler, le faire se réveiller ; car si son sergent était un marine exemplaire, il devait apprendre à se suffire en tant qu’homme, oublier sa fonction et l’uniforme. Comment avait-il pu penser une seule seconde, qu’elle n’ait pas produit cette lettre de crédit, pour le réprimander d’avoir fait sa vie dans le civil ?

Illiana referma la porte de son bureau puis activa le projecteur trois points ; cet enregistrement l’obsédait d’une façon morbide et inexplicable, elle pressa le bouton lecture et observa la reconstitution de l’incident de Camp Walden. L’APC était en plein la ligne de mire du canon chinois, puis simultanément au tir, il avait quitté sa trajectoire… Au moment exact du départ de l’obus ; si la manœuvre évasive avait été lancée trop tôt, c’est le flanc du blindé qui aurait été touché de plein fouet ; trop tard, et ça aurait été le compartiment moteur.
L’enregistrement s’arrêta ; le capitaine touchant de façon réflexe la croix ornée de grenat qui appartenait à sa mère, et qu’elle tenait cachée sous sa chemise avec ses plaques d’identification. Quelle que fut la façon dont ils avaient tous échappés à la mort ce jour là ; le vecteur de la chance, ou bien de la volonté divine, avait été Simon Pelles. L’officier, sans être superstitieuse, ne pouvait s’empêcher de voir dans les mutilations de son sergent, le rachat des péchés de tous les hommes et femmes présents dans le transport de troupes ce jour là.

« IL nous a pardonnés, et nous a donnés à tous une seconde chance de faire les choses comme il faut. »

L’angoisse de cette constatation vertigineuse serrait la gorge de la jeune femme, elle éteignit le projecteur et essuya ses yeux humides du dos de la main, se réprimandant mentalement pour son stupide sentimentalisme.

« Tu es une imbécile, c’était juste le hasard. Les balles et les obus pleuvent au petit bonheur la chance, c’est comme ça la guerre. »

Mais elle jouait avec son propre esprit, car ce n’est qu’après cette épiphanie qu’elle avait eu le cran de dénoncer Jackson Cable à ses supérieurs. Si elle avait attendu moins longtemps, peut-être Pelles aurait-il eu encore ses jambes ? Illiana Tereshkova soupira et se remit au travail, voilà qu’elle se mortifiait comme lui à présent, il avait vraiment trop d’influence sur elle.
Page vue 68 fois, créée le 19.08.2007 19h25 par guinch
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