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The Right Price

Dans sa combinaison grise à liseré rouge, le technicien Pelles essuyait ses mains poisseuses de cambouis en jetant un regard sombre au moteur du blindé numéro deux.

_ Le cahier de prise en charge n’est pas rempli, vous dites que vous avez fait quoi avec le numéro deux?

Le collègue mécanicien de Simon écoutait la réponse de l’officier du SWAT à l’autre bout du combiné.

_ Sensé être amphibie, ouais.

Il raccrocha en faisant une mauvaise mine, Simon savait déjà ce qu’il allait lui dire.

_ De l’eau de mer.
_ Il va falloir qu’ils comprennent qu’Armatek ne nous vend pas la variante militaire du 577.
_ Ces gars sont des bourrins, ils se foutent de savoir comment ça marche vu qu’on est là pour réparer leurs conneries ; pas plus tard qu’il y a deux jours, ils m’ont pété l’essieu du numéro quatre, j’aurai vraiment aimé que tu sois là. On est bons pour une purge du moteur et un désalage de toute la bête, ca va prendre des plombes.
_ On est payés pour ça Lenny, j’ai déjà écrit un mémo aux patrons des unités SWAT pour leur dire d’y aller molo sur les blindés.
_ Tu perds ton temps Pelles, il ira direct à la corbeille ton mémo ; les cadres se foutent bien de ce que peut écrire un technicien, ils vont penser qu’on est des tire au flanc surtout.

Le téléphone sonna, et Lenny y retourna avec une grimace comme seul lui arrivait à en tirer.

_ Ateliers des faiseurs de miracles, j’écoute.

Et soudain son visage se figea.

_ Je lui fais la commission, oui.

Il raccrocha en secouant la main, l’air surpris.

_ Je ne sais pas ce que tu y as collé dans ton mémo camarade, mais ça devait être salé ; le patron veux te voir.
_ Cet emmerdeur de Rhymes ? Il ne peut pas se déplacer jusqu’ici ?
_ Non, pas ce patron là… T’es convoqué à la direction.

Simon passa rapidement se débarbouiller aux vestiaires du personnel, essayant de faire partir tant bien que mal la crasse incrustée dans ses mains ; pour ça, un seul secret : la poudre à récurer et une bonne brosse dure. Il se demandait bien pourquoi on le convoquait à la direction, les problèmes administratifs étaient généralement traités sur le réseau par l’intelligence artificielle du complexe.
De nouveau dans ses vêtements de ville, Simon sentait l’angoisse monter dans sa gorge au fur et à mesure que l’ascenseur l’emportait vers les étages médians de la tour principale ; à son arrivée, l’intelligence artificielle ne se manifesta pas, à sa place, une employée bien humaine attendait Simon pour le guider.

_ Monsieur Pelles, le directeur Ayao vous attend ; si vous voulez bien me suivre.

L’attitude emprunte de respect de la femme continua de plonger Simon dans la perplexité ; puis elle lui fit passer les portes menant au bureau du directeur. L’endroit était impressionnant mais pas tant par sa taille, plutôt modeste si l’on considérait le titre de la personne qui l’occupait, que par sa personnalité fortement marquée entre Japon traditionnel et Amérique idéalisée.

Un sexagénaire trapu dans un costume croisé gris s’avança d’un pas décidé sur Simon, lui tendant une main forte et calleuse.

_ Bienvenue monsieur Pelles.
_ Bonjour, monsieur le directeur.

Ayao Hiroshi était un petit japonais à la carrure de judoka, son visage était profondément marqué, et semblait fait pour un jeu très limité d’expressions faciales ; cela devait être un atout lors de négociations commerciales. Il se montra un hôte relativement jovial, recevant son employé dans un coin salon.

_ Asseyez-vous monsieur Pelles, vous buvez quelque chose ? J’ai un excellent Daïquiri au citron.
_ Sans vouloir vous offenser, je ne bois jamais quand je dois travailler, monsieur le directeur.
_ Je n’aime pas boire seul, alors nous allons couper la poire en deux… Vous êtes viré !

Le petit homme rit de façon tonitruante devant la mine effarée de son invité, puis il servit deux verres à partir d’un shaker trônant sur son bar.

_ Voilà, comme ça nous pouvons boire tranquillement ; kempai !
_ Kempai.
_ Bien, imaginez que vous ne soyez actuellement pas employé par notre compagnie ; pour quel genre de poste soumettriez-vous votre candidature, monsieur Pelles ?
_ Et bien à défaut d’être mécanicien, je dirai que je suis un technicien réseau assez compétent.
_ Ce n’est pas ce qui me saute aux yeux quand je parcours votre CV.
_ J’ai peur de ne pas bien vous suivre, monsieur le directeur.
_ Forces spéciales, Bronze Star pour la bataille d’Helen 225, deux purple hearts, actuellement instructeur pour les unités mobiles à Camp Pendelton… Et vous me dites que vous vous y entendez à brancher des câbles ? Je pense que vous avez fait perdre assez de temps à cette compagnie, monsieur Pelles.

Le directeur semblait fâché, voulait-il vraiment virer Simon ? C’était son droit ; après tout, avec son poste aménagé officiellement pour son « handicap », qui lui permettait en fait d’assurer ses fonctions à Pendelton en tant que réserviste, Simon poussait le bouchon un peu loin.

_ Je comprends monsieur, je ne pensais pas que cela s’avérait gênant pour la compagnie.
_ Très bien, allez-y, dites moi combien.
_ Excusez-moi ? Vous parlez d’indemnités de licenciement ?

Le petit homme eu l’air surpris, puis se claqua la main sur le genou d’un air rieur.

_ Non, je parle de salaire annuel brut bien sûr ! Le poste de superviseur du SWAT-5 s’est libéré avant-hier, je vous veux aux commandes.

Simon était choqué, la bouche entrouverte il essayait d’assimiler l’information… Pas que la logique du directeur soit contestable, mais un poste de cadre semblait aussi irréel pour Simon que de devenir officier. Il finit par poser son verre sur la table basse, assez mal à l’aise.

_ Je suis très…honoré, monsieur le directeur ; mais je ne suis pas certain d’être l’homme de la situation. C’est un poste très important, et je crains que mes responsabilités militaires ne me permettent pas d’y apporter toute l’attention nécessaire…

Le directeur l’écoutait avec un visage fermé, Simon avait l’impression de s’enfoncer, il était désastreux lorsqu’il était question de s’exprimer ; exactement ce qui lui avait fait abandonner la fac. Alors que la voix de son employé mourrait dans sa gorge, Ayao Hiroshi balaya ses réserves d’un geste autoritaire, comme s’il chassait les mots suspendus dans l’air à la façon dont on évente la fumée d’une cigarette.

_ Je suis un homme influent, monsieur Pelles ; si je désire vous débaucher entièrement pour notre compagnie, ce détail ne posera aucun problème.

Bien sûr, cet homme était influent ; il dirigeait la troisième mégalopole du monde ! Mais ce fut au tour de Simon de prendre l’air contrarié d’un homme dont on n’a pas saisi le propos.

_ N’allez pas penser que je ne réalise pas tout ce que la compagnie fait pour moi, monsieur le directeur ; mais je vous parle de mes responsabilités, je pense qu’il est de mon devoir d’essayer de sauver les vies d’autres marines en préparant nos sous-officiers du mieux qu’il est possible. Je suis certain que vous êtes bien conscient que nous sommes en guerre, même si ici, tout est « calme ».

Ayao Hiroshi ne prit pas ombrage de la remarque de Simon, les mains posées à plat sur ses genoux, il se tenait droit sur le rebord de son fauteuil, acquiescent en poussant ce grognement de fond de gorge très martial, habituel des hommes japonais d’un certain âge.

_ Vous êtes un homme honorable monsieur Pelles, et je comprends que votre loyauté aille d’abord à votre pays ; mais laissez moi vous présenter la chose de mon point de vue. Votre carrière militaire va sur sa fin, le corps des marines vous a offert un poste honorifique, un tapis rouge vers votre retraite prochaine ; cette compagnie, elle, vous offre une nouvelle vie !

Le directeur martela la table du poing, appuyant son discours dur d’une note passionnée ; Simon réalisa que ce genre d’hommes, dirigeait le monde… Lui, appartiendrait toujours aux exécutants. Mais Ayao Hiroshi n’avait pas tort sur un point, en tant que soldat, Simon Pelles était fini ; la vision du clochard de la Nouvelle Orléans s’imposa à son esprit, comme un coup de tampon géant lui aurait écrasé la figure. Simon avait toutes les raisons de se réjouir, mais pourtant, très bêtement se disait-il ; il avait la mort dans l’âme et l’impression de trahir les valeurs qui avaient fait toute sa carrière de militaire. Ce dilemme devait se lire sur son visage exsangue, dans ses poings serrés ; mais le directeur n’avait pas besoin d’ajouter un seul mot, il avait simplement rappelé à Simon Pelles que le sacrifice pour des idées n’était qu’un mensonge que l’on vend aux gens inexpérimentés, une fois au combat, seule importait la survie.

Simon déglutit, les mains moites, il saisit le stylo et le bout de papier que le directeur avait fait glisser sur la table ; puis il griffonna un chiffre sur le bout de papier, avant de le faire glisser face cachée vers les mains de son employeur… Alors c’était là, le prix de la loyauté d’un homme ? Simon Pelles sentait une honte brûlante lui faire bourdonner les oreilles, comme le hurlement de tous les morts au nom d’un idéal, dont il avait bafoué le sacrifice ; mais il aurait aimé leur dire, que toutes ces horreurs n’avaient finalement aucun sens, et que leur mort n’était qu’un infâme gâchis que les idéaux tentaient de justifier.

Ayant contemplé avec attention le chiffre, Ayao Hiroshi le rectifia et refit glisser le bout de papier vers Simon ; ce dernier vit que le directeur avait majoré le chiffre, et il se sentit alors très maladroit et peu au fait des réalités de l’entreprise. Simon hocha la tête humblement, et un sourire franc naquit sur les traits du japonais ; il se leva et lui offrit encore une fois sa poignée de main virile.

_ Mes félicitations monsieur le superviseur, mon assistante réglera tous les détails de votre nouveau contrat ; je m’occuperai personnellement d’expliquer la situation à votre hiérarchie.

Le pire dans tout ça, songeait Simon, c’est que son officier commandant s’en foutrait probablement ; il pouvait très bien rester réserviste tout en travaillant pour la compagnie, mais plus en tant qu’instructeur. En fait, il n’y avait que dans sa tête à lui, que son choix posait problème, c’était profondément ancré dans sa nature, il voulait croire en l’importance de sa contribution au dessein divin.
Page vue 57 fois, créée le 19.08.2007 19h17 par guinch
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