Sixième bar de la « soirée », Lena était rentrée à l’hôtel, incapable de suivre les deux soldats dans leur tour de chauffe. C’était une très bonne façon de la forcer à rester sur la touche, d’ailleurs. Simon et Rémi étaient dans un bar de la rue Decatur, sous les couches de peintures on sentait encore l’âme du bâtiment espagnol originel vibrer à l’écho des sonorités latino que le DJ balançait.
_ Tu fais un sacré tuteur légal Driver, faire boire une mineure jusqu’à l’ivresse… Tu mériterais vraiment la taule, tu sais ça ?
_ Oh pitié, ça ou la laisser se balader dans la décharge à ciel ouvert qu’est devenu le quartier français.
_ Il a toujours été comme ça, mon ami ; historiquement il appartient aux coupes jarrets, aux ivrognes et aux catins.
_ C’est une grande fille, elle faisait pire avant que je ne la rencontre… Et puis ne me fais pas la leçon, tu joues avec le feu mon pote ; tu peux te laver les cheveux tant que tu veux, mais tu sens tout de même le parfum de la Marie Jeanne.
Ganja haussa les épaules, il avait toujours géré son stress en s’administrant lui-même ses petits relaxants. Rémi frappa du plat de la main sur le comptoir et on leur apporta deux autres Cuba Libre bien tassés et glacés, avec des tranches de citron vert d’une couleur si vive qu’elle faisait mal aux yeux.
_ En tout cas, grâce à ma belle créole, je dors la nuit.
_ Doc, tu n’as rien à te reprocher du tout ; je ne t’ai jamais vu faire du mal à quelqu’un, et par là je parle de la notion absolue de mal… Pas de tirer pour te défendre ou protéger un frère.
_ C’est pas ça Driver, c’est juste pour tuer ma libido ; tu me connais, je baise tout ce qui bouge !
_ Justement mon frère, j’espère que tu as quelques belles petites sous le coude ce soir ; maintenant que les enfants sont couchés.
Rémi avait pris la sortie de secours marquée « humour », mais Simon n’était pas venu remuer la boue des colonies, non ; il voulait juste retrouver un ami, quelqu’un de familier qui comprenait qu’il ait du mal à se tenir debout sur Terre sans avoir le tournis.
_ Finis ton verre, je t’emmène au palais des délices ; une boîte de streap pas loin, c’est pas la grande classe mais les poules y sont de première.
_ Du genre ? Négligées, crades ou même toxiques ?
_ Juge pas la marchandise sur la gueule du magasin, tu verra, elles te briseront le cœur après t’avoir vidé les sacs, portefeuille y compris. Si jamais on tombe sur un collègue des mœurs, c’est des habitués, le cogne pas et baratine-le ; donne le temps à oncle Ganja de se ramener et tout remettre d’équerre.
_ Ca va tonton, j’ai cru comprendre qu’on était de retour sur Terre ; tes collègues de la cambrousse me l’ont gentiment rappelé aujourd’hui.
_ Sois pas dur, ils ont jamais eu affaire à un numéro dans ton genre.
Ils cognèrent le fond de leurs verres vides contre le zinc et descendirent de leurs tabourets ; l’ambiance était bonne, mais on n’était pas encore au corps à corps dément du mardi gras. Simon arrêta Rémi à la porte, un air un peu désapprobateur sur le visage alors qu’il avait repéré un renflement au dessus de sa cheville gauche.
_ Tu bois alors que t’es enfouraillé ? Hé, mais tu sais que c’est contre la première loi de Pelles, ça. Jamais de défonce avec une arme chargée.
_ Autre lieu, autres règles ; désolé sergent mais la ville peut être plutôt craignos quand tu es un poulet.
_ Tu te fous de moi ? Personne n’asticote un flic dans cette ville sans prendre l’express pour un monde de merde ; alors tu me joues quoi là ?
_ Oh pitié, tu m’as toujours seriné qu’il valait mieux être trop prudent que pas assez.
_ Hmmm, moi je dirai à l’oreille que ça sonne comme du pipeau ce que j’entends ; genre musique de chiotte par Wolfgang Amadeus Lebeau.
Rémi parlait toujours vite, comme le black de service d’un sticom comique de la fin du vingtième siècle ; contre des gens timides ou un tantinet stupide, son baratin fonctionnait ; mais Simon avait eu à démêler ses sacs de nœuds concernant la dope ou les femmes bien assez souvent, pour savoir reconnaître un bon vieux bobard made in Ganja.
_ Allez, on bouge ; on commence à trop attirer l’attention au milieu du passage.
Ils marchaient dans la rue, remontant en direction du club de streap ; les voitures au point mort et les enseignes lumineuses créaient l’illusion que la nuit n’existait pas.
_ Alors, tu va me mettre au parfum ; c’est quoi l’embrouille ?
_ Franchement ? C’est rien, mes oignons ; stresse pas et profite de la balade.
_ Caporal, si tu nous met dans la merde, je te promet que flic ou pas, je te fais sauter les dents.
_ Driver, tu me connais assez pour savoir que même si je bricole un truc de temps en temps, je ne met jamais mes copains dans la mouise ; alors par pitié, laisse tomber. C’est plus ton job de veiller sur mes petites fesses noires.
_ Je dois me faire vieux, tu aimais bien que je m’occupe de ton petit cul à l’époque.
_ T’es con.
Le club était endroit sombre, draperies de velours violet et projecteurs trois points dans des tons gluants. Des grande tables en métal, lisses et sans imagination, occupaient l’espace autour de la piste où les danseuses faisaient leur numéro. La faune était particulièrement intéressante, la tronche des clients devait être proportionnellement opposée au physique de mannequin des filles ; le barman lança un regard particulier, que Simon ne sut pas déchiffrer, en direction de Rémi… En tout cas il le connaissait. Les deux hommes se posèrent à une table dans une alcôve sur le côté.
_ On y voit pas très bien, mais de toute façon on est pas venus pour regarder ; laissons ça aux pervers du premier rang.
_ Trouve nous à boire, et pas un mauvais champagne pour faire faux riches.
Rémi appela une des serveuses, la faisant asseoir sur ses genoux pour prendre la commande.
_ Félicia, comme dans félicité ; vraiment une gentille petite, enfin ça se lit sur son visage (ses yeux divaguaient vers d’autres parties de son anatomie)… Bon, Félicia, je te présente mon très bon ami Driver ; alors il faudrait que tu nous ramène deux vodka Collins chacun et que tu trouves de la compagnie pour le très bon ami d’oncle Lebeau. Tu peux faire ça ?
Elle se prêtait au jeu de bonne grâce, du moins en apparence ; Simon ne s’était jamais fait d’illusions, dans le business de la prostitution, il n’y avait pas de bons moments, seulement certains moins pires que d’autres.
_ Tout ce que tu voudra mon choux, ton copain il la préfère comment sa vodka Collins ?
_ Mmmh, laisse moi me souvenir ; mon copain aime les rouquines bien roulées et les asiatiques plutôt athlétiques, dans l’hésitation, prend les deux.
Simon se fit bon public pour le petit spectacle de Ganja, une fois la serveuse partie, il croisa les bras sur sa poitrine et lança un regard amusé à son ami.
_ T’as pas changé d’un poil, j’imagine que c’est ta deuxième maison ici.
_ Baise tout ce que tu peux ce soir, car demain ta queue sera peut-être définitivement flasque !
_ Je me rappelle la gueule du nouveau quand tu lui a sorti ça avec tout le sérieux dont tu était capable, tu faisais un caporal vraiment désastreux.
_ Allez, la guerre est à des années lumières Driver ; laisse donc d’autres pauvres poires se coltiner avec Charlie, nous on est de retour au pays pour jouer les rois du pétrole.
_ Pourquoi dis-tu ça ?
_ Rien, c’est la môme qui se fait un sang d’encre parce que tu ronges les os de tes cadavres, au lieu de dormir comme les honnêtes gens.
_ Elle t’a dit ça ?
_ Oh, même si elle ne me l’avait pas dit, j’aurai pigé… Tu devrais faire gaffe, cette petite en pince grave pour toi.
_ Ouais, elle me l’a dit ; ça, ce sera à elle de le digérer comme une grande… Ca arrive à tous les ados.
Trois jeunes femmes habillées (si on osait le terme) de façon provoquante, rejoignirent la table des deux hommes avec des verres pleins. Simon comprit la raison qui poussait Rémi à fréquenter un rade comme celui-ci, les filles étaient vraiment belles. Deux tournées plus tard, l’affaire était conclue ; Simon avait amené dans la conversation qu’il avait des jambes artificielles, mais Gina et Tammy avaient écarté ça en lui racontant une anecdote bien plus bizarre, qui renvoyait les prothèses de Simon au rayon « normalité » sans passer par la case départ. Le détecteur à mensonges de Simon s’activa malgré la très distrayante compagnie et l’alcool dans son organisme ; Rémi s’excusa, soi-disant pour utiliser les commodités, où venait juste de se rendre le barman… Alors qu’il déposait un baiser amical sur le joue de la fille assise à côté de lui, Simon distingua nettement un courant électrique, comme une joie sauvage, passer dans les yeux de le jeune femme.
Cela renvoyait à une époque lointaine, il y a cinq ans tout juste ; les chacals n’avaient jamais pris de gants avec la pègre locale lorsqu’ils débarquaient quelque part, il n’y avait qu’une seule bande de gros matous dans le voisinage et c’étaient eux. Cable couvrait toujours ses hommes, et les chargeait parfois de jouer les messagers pour ses amis yakuzas ; Simon avait lui aussi secoué un ou deux gars, occasionnellement, le plus souvent des dealers qui fourguaient de la mauvaise marchandise, ou un proxo qui tapait sur ses filles. Mais c’était ailleurs, dans des endroits où la loi était toute relative, et ou une horde de barbares pouvait s’arroger quasiment tous les droits le temps de son escale sur place. Ganja jouait donc soit au justicier masqué, soit à l'assureur tous risques ; en tout cas, cela ne regardait aucunement Simon.
_ On dirait que quelqu’un va se faire pisser sur les godasses.
La haie de sourires silencieux qui lui répondirent confirmèrent à Simon que c’était bien le cas ; et effectivement Rémi sortit le premier des toilettes.
_ Alors tonton Lebeau, on se sent mieux ?
_ Au poil, si on allait finir la soirée dans un endroit sympa ?
_ On te suit, mon bon prince.
La joyeuse compagnie abandonna la table, en partance pour quelque hôtel discret du la ville facile.
Simon avait décanillé de l’hôtel sur le coup de quatre heures, les rues étaient déjà plus calmes et il espérait pouvoir s’octroyer une petite promenade nocturne pour profiter seul de la ville ; mais c’était sûrement trop en demander. Il flottait, paisible, sur son petit nuage d’épuisement physique et d’intense satisfaction sexuelle ; mais la vigilance était devenue une seconde nature chez lui, la paranoïa, une substance sécrétée par son corps au même titre que l’adrénaline. Il marchait vite, c’était un plaisir après des mois d’une convalescence erratique ; esquivant les rencontres, guettant les quelques rares voitures qui circulaient à cette heure-ci.
Il n’avait pas vraiment conscience de l’attention qu’il portait aux choses, de la façon dont il se plaçait ; mais tout cela participât au fait qu’il repère un type. Un écrivain de polars du vingtième siècle avait écrit qu’il n’y a pas de super flics, seulement quelques bons et tout un tas de mauvais ; les arrestations découlaient du fait que certains criminels étaient encore plus stupides… Et cela ne touchait que la problématique des polars, mais d’une façon plus générale, l’humanité toute entière tendait vers une moyenne d’incompétence, de médiocrité.
Trois types de gens vous filent dans la rue : les flics, les privés et les truands. Les truands sont faciles à différencier des deux autres catégories, ils portent souvent des signes distinctifs, fringues plus voyantes, lunettes de marque ou bijoux. Le type suivant Simon était donc soit un flic, soit un privé ; étant donné la compagnie en laquelle il avait passé sa soirée, il penchait plutôt pour la première solution. La journée avait été très longue, trop pour que quelqu’un d’autre ne vienne encore inquiéter Simon, il décida de tirer les choses au clair et repéra un endroit qui ferai son affaire.
Pelles prit un tournant à un coin de rue pour se soustraire à la vue de son poursuivant, puis rapidement s’enfila dans une allée avant de se plaquer à l’abri derrière le renflement d’une vieille porte cochère. Le poursuivant ne se fit pas trop attendre, s’enfilant dans l’allée à son tour. Un coup dans l’encolure de son genou le fit tomber et un bras puissant enserra son cou dans une clé d’étranglement ; le poids du corps de Simon, sur sa jambe au sol, l’empêchait de bouger. Pelles récupéra rapidement l’arme à la ceinture de sa victime puis relâcha son étreinte sur le type, qui se mit à tousser alors que l’air entrait à nouveau dans ses poumons. Simon regarda le flingue, arme à reconnaissance biométrique ; un flic, donc.
Pour humilier un peu plus l’homme qui l’avait pris en filature, il éjecta le chargeur et vérifia que la chambre était vide. Puis il balança le pistolet dans une grille d’écoulement des eaux… Après ça, le type se sentirait sûrement moins partant pour arrêter Simon sur un motif fallacieux.
_ Je suis sûr que vous passeriez un très bon moment, à expliquer comment vous avez perdu votre arme de service.
_ Vous allez regretter ça.
_ Ca doit faire du bien de dire un truc pareil dans votre situation, non ? Alors, laissez-moi deviner, affaire internes ? Mœurs ?
_ Ca ne vous regarde pas.
_ Ah mais si, par ce que si vous ne me déclinez pas votre identité, carte à l’appui ; je vous traîne par la peau du cul jusqu’au premier poste de police pour m’avoir agressé. Alors, on cause ?
Dans un crissement de pneus, une voiture s’était arrêtée à l’entrée de l’allée ; le projecteur éclaira la scène alors que le coéquipier du policier en difficulté venait à sa rescousse. Simon resta calme, gardant les mains bien en évidence ; tant qu’il ne commettrait pas de faux pas, ces deux là ne pourraient rien faire à part essayer de l’intimider.
_ Alors, vous voulez me causer ou bien tout le monde rentre chez soi ?
_ Ca va, éteint le projecteur, pas besoin que tout le monde sache ce qu’on fait là.
La tension baissa d’un cran alors que les trois protagonistes se rapprochaient de la voiture, passée sa colère, le flic que Simon avait coincé devait sacrement s’en vouloir pour s’être fait avoir de cette façon.
_ Vous n’aviez vraiment pas besoin de faire ça.
_ Vous n’aviez pas à me filer comme un voleur ; et si vous vouliez me causer, vous n’aviez qu’à vous identifier, détective.
_ Leman, et voici Blanchard ; nous sommes effectivement des affaires internes.
L’autre type salua d’un hochement de tête, ils devaient faire un boulot peu agréable à être détestés unanimement par leurs collègues ; Simon ne les enviait pas.
_ Vous perdez votre temps si vous venez me secouer les puces concernant Rémi Lebeau, je ne pourrai vous dire que des choses élogieuses sur ce type.
_ Comme ce que vous avez fait ce soir, c’est ça ?
_ Commencez pas à me les briser, c’était une transaction légale.
_ Oui, j’imagine qu’elles vous ont même fait une facture, hein ? Mais je ne parlais pas de ça, votre pote Lebeau avait besoin de muscle ? Vous avez secoué Paul Rocque, combien ça vous a rapporté ?
_ Je ne sais pas qui est votre gars, mais le seul type que j’ai du brusquer un peu ce soir, c’est vous.
_ Paul Rocque, gérant de ce club sur Decatur… Là où vous avez probablement ramassé nos amies Gina et Tammy ; il a été admis aux urgences, toutes les deuxièmes phalanges de la main droite brisées net ; du bon boulot, comme ils vous apprennent à faire causer les gens dans les forces spéciales.
_ Visiblement vous comprenez lentement, alors je vous la refait une dernière fois pour que ça rentre dans vos petites têtes, messieurs ; je suis en vacances ici, et je ne souhaite pas jouer aux gendarmes et aux voleurs avec vous ; à bon entendeur, salut.
_ Vous vous prenez un dur, pas vrai Pelles ?
_ Passez me voir à Pendelton un de ces quatre, on aurait l’usage d’une cible mobile, détective.
Simon s’écarta, reprenant le chemin de l’hôtel ; peu après, le bruit d’un pas de course claquant le fit se retourner ; le second inspecteur, ce type nommé Blanchard, le rattrapait.
_ Pas si vite sergent Pelles !
_ Vous allez me menacer de quoi, cette fois-ci ?
_ De rien, faisons juste quelques pas… A mon rythme.
Blanchard était un petit type, dans une cinquantaine précoce ; le crâne dégarni et l’air faussement serein, Pelles devinait que ce type était sûrement un rusé.
_ Excusez Harry, c’est un type bien mais un peu impulsif… Il a suivi son instinct et il ne peut pas sentir votre ami Lebeau.
_ Rémi a sûrement une grande gueule, mais ce ne sont pas les paroles qui font les gens, ce sont leurs actions.
_ Je sais. Les faits, les preuves ; c’est tout ce qui m’importe en tant que flic. Et franchement, question actions, je ne pense pas qu’un type comme vous soit mouillé dans cette histoire d’agression. Un sous-officier de carrière du corps avec une bronze star et deux purple hearts, ne s’amuse pas à tabasser des minables dans le genre de Paul Rocque.
_ C’est un peu tard pour passer la brosse à reluire Blanchard, de toute façon je n’ai rien pour vous ; rien vu, rien entendu. Ce soir j’ai bu, j’ai tiré ma crampe et maintenant je rentre pioncer.
_ Je ne vous demande rien sergent, je vous met juste en garde ; votre vieux pote Lebeau est en cheville avec des types dangereux.
_ C’est le moment où vous me refilez votre fiche contact en douce, non ?
_ On vous la fait pas à vous, tenez ; si jamais vos vacances tournent au vinaigre, appelez la cavalerie.
_ J’aurai quitté le ville bien avant ça.