A la terrasse du café du monde, Simon et Lena retrouvèrent Rémi Lebeau ; c’était un grand afro-américain à la peau sombre avec un bouc distingué et un costume léger à la mode Floride, les yeux pétillants de malice. Simon dissimula un petit hoquet d’émotion et serra Rémi dans ses bras sans pudeur.
_ Ganja !
_ Arrête, ne m’appelles pas comme ça ! J’ai une plaque maintenant, je suis devenu respectable.
_ C’est ça vieux pirate, à d’autres !
Ils s’écartèrent pour se regarder, Simon était tout sourire à présent, totalement à l’opposée de la mine qu’il avait tirée ces deux dernières semaines ; tenant son copain par l’épaule, il fit les présentations.
_ Lena, voici Rémi, l’homme a qui je dois la vie. Rémi, Lena, une amie de L.A.
_ Ooh, mais voilà une jeune femme à me faire regretter de ne pas avoir passé quelques années de plus au frigo.
Rémi avait vraiment un sourire à tomber, Lena fit mine d’apprécier le compliment comme si on confirmait enfin une évidence devant un sceptique. Simon donna un coup de poing sur le bras de son ami, et les trois prirent place autour de la table ; commandant café et beignets.
_ Je ne pense pas que j’aurai jamais eu à te faire cette réflexion, Driver, mais tu es en retard.
_ On a croisé quelques policiers pointilleux sur la route.
Lena soupira.
_ Tu veux dire qu’on est tombés à facho-town, oui ! Ils ont traîné Simon en taule et bousillé mon ordi-poignet. Ces porcs avec leurs lunettes doubles faces attendaient que ça, se payer des gens de la ville.
_ Et bien, vous avez l’air de vous être amusés ; c’est le Sud ici, par bien des aspects c’est encore très différent du reste du monde… Mais les shérifs des alentours sont plutôt réglo, en général. Tu aurais du me passer un coup de fil, Driver, entre collègues on se comprend.
_ C’était un malentendu Rémi, pas de mal et puis ça s’est vite éclairci… Comme tu le disais, je ne juge pas la majorité de ces mecs sur les actions de quelques cons.
Lena était estomaquée par la soudaine modération de Simon, le respect des institutions et la solidarité de l’uniforme sans doute. Le serveur leur apporta leur commande, les gens déambulait dans la rue, il flottait comme une nonchalance générale dans l’air. Au bout d’un moment, Simon s’excusa pour aller aux toilettes et Lena capta le regard attentif de Rémi, qui suivait son ami du regard, concentré sur sa démarche.
_ Je sais, parfois j’oublie aussi que ce ne sont pas ses jambes.
_ C’est impressionnant, ils vous envoient vous faire bousiller mais ils savent bien comment vous rafistoler.
_ C’était comment, avant ?
_ Moche, très moche… Tu sais comment on appelle ce genre de blessure, Lena ?
_ Euh, non.
_ Une blessure à un million de dollars, le ticket gagnant qui te garantit de rentrer au pays. Chez les marines, il te faut au moins deux purple hearts, les médailles pour blessure au combat, avant d’être retiré du front.
_ Oh, je suis sûr que si il pouvait, Simon y retournerait, tu sais.
_ C’est un sous-off de carrière, pas comme la majorité d’entre nous autres. Les chances de se faire tuer lors d’un premier déploiement dans les colonies sont de une sur sept… Seulement pour cinq ans dont tu passera la majorité en train de pioncer dans un frigo. Driver fêtera bientôt ses trente ans dans le Corps, dont vingt-six au feu ; s’il n’était pas d’origine étrangère, il serait sûrement le sergent major du Corps avec poignée de main du président, sabre mamelouk et tout le tralala.
_ Tu es son copain, alors j’aimerai piger un truc Rémi ; qu’est-ce qui peut bien le pousser à vouloir ça alors qu’il y a perdu ses jambes, sa vie de famille, tout quoi ?
Rémi Lebeau n’était pas du genre mélancolique, la question le plongea pourtant dans un petit moment de réflexion désagréable.
_ En fait c’est simple, et c’est ce qui arrive à beaucoup d’entre nous… Là-haut, la survie d’un tas de gens dépend de toi, tu es un spécialiste, on te rabat les oreilles que tu fais partie de l’élite et toutes ces conneries ; on te confie même du matériel qui vaut des millions de dollars. Quand tu reviens ici, tes médailles valent pas une cacahouète ; les gens se foutent de ce que tu as bien pu faire dans les colonies, le monde ne ressemble plus du tout à celui que tu as laissé à ton départ, et pour finir tu fais quoi ? Mécanicien ? Merde, Driver a un monitorat de plongée, il a sauté en parachute après avoir été balancé depuis l’orbite dans une capsule furtive ; il désarmait des explosifs, conduisait des tanks… Tu préférerai être monsieur tout le monde ou James Bond ?
_ Monsieur tout le monde ; pouvoir faire la grasse matinée le dimanche, bouffer un hamburger ou prendre un bain moussant quand je veux, le tout sans que personne me tire dessus ? Je signe de suite.
_ Quelques personnes n’ont pas ta jugeote ma fille ; au bout de trente ans de machine verte, tu deviens un rouage et tu sais plus rien faire d’autre que marcher au pas comme on te l’a appris.
Lena finit son grand bol de café en silence, Rémi haussa un sourcil interrogateur à son attention.
_ Y a autre chose qui te tracasse, petite sœur ?
_ Peut-être bien, il a eu ce qu’il voulait après tout, il est toujours dans la partie… alors pourquoi il ne tourne toujours pas rond ?
Cette fois-ci, le sourire de Rémi Lebeau disparut complètement, son regard se fixa loin derrière Lena, ailleurs.
_ Ma maman disait toujours « gratte pas les croûtes sur la plaie », il n’y a que le temps pour guérir ces trucs là. Tu veux aider Driver ? Alors oublie tout ça, fillette.
Simon était de retour, souriant il posa à main sur l’épaule de son camarade et celui-ci s’illumina comme une décoration de Noël.
_ Prêt pour faire la bringue ? Le Duke arrive que dans quelques jours, alors il faut s’entraîner.
_ Hé, si c’est un ordre, j’ai trop le respect de ma hiérarchie pour refuser !
_ De la vraie graine de héros, Ganja, tu aurais du faire carrière.
_ J’aurai bien continué, mais il n’y avait plus de poste de général disponible… Avec tout le respect que je te dois, sergent ça paraissait tout de même moins bandant comme job. Allez, on lève le camp, qu’on vous installe à votre hôtel avant de commencer l’échauffement.