Le camion avalait la route entre Houston et la Nouvelle Orléans, propulsé comme une fusée par le monstre caché dans le compartiment insonorisé de son coffre arrière. Les genoux collés sous le menton, Lena s’appliquait à regarder du côté droit de la route. La situation ne s’était pas améliorée depuis ce weekend merdique où Rebecca avait coché Simon dans la petite case des vétérans tracassés, il associait sûrement cet échec au fait qu’il avait du sortir sa pupille de détention le même soir. Il était aigri et silencieux, Lena le voyait s’enfoncer de plus en plus dans ses insomnies… Et elle ne savait pas quoi faire pour lui, car ces nuits où il restait enfoncé dans son fauteuil, des ombres lointaines dansant dans ses yeux, il n’était tout simplement plus là, avec elle.
Alors ils s’étaient mis en route pour la Nouvelle Orléans avec un peu d’avance, la ville facile, comme on aurait parlé d’une « fille facile » ; siège d’une fête quasi perpétuelle dans le vieux carré. Lena s’était imaginée une sorte de tableau fait de senteurs chaudes venues d’au delà des mers, d’amas de corps, le tout saupoudré d’une bonne dose de romantisme cruel comme dans les romans de Poppy Z. Brite.
Des vacances, Simon ne s’éclairait plus que lorsqu’il avait son ami Rémi au téléphone ; Lena espérait que comme un prêtre vaudou, cet homme aurait le secret pour exorciser les ombres qui rampaient sous le crâne de son ancien frère d’armes.
Dans le rugissement rauque de ses échappements latéraux, le monstre noir couvert de poussière s’arrêta loin en dehors de la ville, sur le parking en terre d’un restaurant de fruits de mer. C’était une carte postale de Louisiane, fait de planches blanches, avec des écriteaux à la peinture passée, entouré de saules pleureurs. Simon descendit, lunettes de soleil vissées sur le nez, et fit sortir « le chien » pour se dégourdir les pattes. Le vieil animal était d’un calme sphinxien, ce qui était une chance car il était peu probable que Simon ait supporté un jeune chien fou ; pourtant ces deux-là semblaient se comprendre, quelque chose dans leur regard un peu usé disait qu’ils appartenaient en fait à la même race.
Lena entra dans le restaurant pour aller s’acheter un soda, elle ne dit rien et Simon ne regarda pas une seule fois dans sa direction ; la mort dans l’âme elle passa la porte. Dehors, une patrouille de motards appartenant au bureau du shérif de la paroisse, se garait à côté du monstre ; au bout d’un moment, un des motards s’approcha de Simon.
_ Il est à vous ce véhicule ?
_ Oui, officier.
_ Bel engin, c’est quoi ?
_ Un camion de transports de fonds Mercedes-Benz, avec un moteur à hydrogène de tracteur Renissan G2.
_ Ca va vite un truc pareil ?
_ Ca peut, mais les limitations de vitesse ne laissent pas trop l’occasion de le vérifier.
_ Réponse prudente, podna ; il est bien homologué votre camion au moins ?
Simon ne savait pas pourquoi ce flic avait décidé de s’en prendre à lui, peut-être sa plaque californienne, allez savoir… En tout cas, son équipier faisait attentivement le tour du véhicule.
_ Oui, officier ; je suis mécano à Securitas San Drad, j’ai eu l’occasion de voir ça avec notre service juridique.
_ Securitas ? C’est vous qui avez mis sur la paille le LAPD, j’ai vu que ça a chauffé pour vous aux infos nationales… Dur de faire le boulot des vrais flics, pas vrai ?
Cette fois-ci c’était clair, c’était la plaque Securitas plus que l’immatriculation Californienne qui avait attiré les vautours. Beaucoup d’américains n’appréciaient pas la main mise des entreprises privées sur des parties du secteur public, Simon pouvait les comprendre ; mais certains leur faisaient tout simplement la guerre, cherchant la petite bête et piquant les pachydermes qu’étaient les corporations, aussi souvent que possible.
_ J’aimerai rejoindre mon amie à l’intérieur, si vous n’y voyez pas d’objection officier.
_ Allez-y.
Simon allait attendre avec Lena à l’intérieur, si ces deux gars voulaient à tout prix l’aligner, ils devraient être patients ; de toute façon il serait bientôt l’heure de déjeuner.
Lena était au bout du bar, savourant un soda cerise avec de la glace pilée ; un jeune du coin s’approcha d’elle pour tenter sa chance ; un redneck plutôt mignon mais avec quelque chose de dur dans son attitude… son jean serré, sa chemise aux manches remontées haut sur les biceps ou encore sa casquette, tout cela faisait cliché ; sans parler de l’étiquette en lettres stylisées sur sa chemise portant le nom « Bobby Lee ».
_Salut miss, z’êtes nouvelle dans le coin ?
_ Perds pas ton temps, je suis une étoile filante ; tu n’aura pas le temps de faire ton vœu que je serai déjà partie.
_ T’as pas l’air de courir pour l’instant, ici c’est pas la ville, on prend le temps d’bien faire les choses.
Elle aurait pu s’en débrouiller, elle avait traîné avec des Hell’s Angels et avait assez de répartie pour lui donner envie de se cacher tout entier sous sa casquette. Mais elle n’eut pas le temps, le tabouret d’à côté grinça, heurtant la jambe du jeune homme et Simon se jucha dessus.
_ Tout va comme tu veux, Lena ?
_ Au poil, j’expliquais juste à notre ami ici présent, que nous étions de passage.
_ Un peu comme lui, quoi.
Simon enleva ses lunettes et jeta un regard sans équivoque à Bobby Lee, du genre qui disait « casse-toi » ; mais les gens du cru devaient être solidaires ou jouer en équipe, car deux ersatz du redneck, plutôt costauds, s’étaient déjà levés pour prêter main forte à leur ami.
_ Y a un problème ?
Les deux autres types étaient des cajuns bien bâtis, le front un peu bas et plus vieux que Bobby Lee ; face à eux, Simon était d’un calme trompeur.
_ Aucune raison pour qu’il y en ait, podna.
_ Je suis pas ton podna trouduc, et je te parlais pas.
Ce genre de situation se terminent très bien en général, pour peu qu’un certain équilibre des forces existe entre les protagoniste ; mais à trois contre un et en jouant à domicile, l’équipe locale n’allait pas en rester là. Bobby Lee, carra les épaules et releva le menton, sûr que l’affaire était dans la poche ; il devait mal interpréter la crainte de Lena. Le barman gardait l’attroupement à l’œil sans pour autant rien dire, les trois jeunes devaient être des habitués. Simon essaya de trouver une autre porte de sortie, sans quitter les trois types des yeux.
_ Lena, il y a des policiers là dehors, tu veux bien aller voir si ils rôdent encore autour du camion ?
_ Oh non, la miss ne va nulle part.
Bobby Lee agrippa le poignet de Lena, c’était fini. Simon glissa doucement du tabouret jusque sur ses pieds. Sa voix était presque doucereuse, dégoulinant d’une violence mal contenue.
_ Lâche-la, tout de suite.
Lena était vraiment effrayée à présent, de l’autre main, elle repoussa Simon à la poitrine, créant une distance ; elle regarda Bobby Lee et fit de son mieux pour être raisonnable et surtout persuasive.
_ Fais ce qu’il dit, s’il te plaît.
Il la lâcha, et pour un instant, Lena espéra que la catastrophe avait été évitée, mais dans un bon vieux concours de « qui a la plus grosse bite du voisinage », le match nul n’existe pas. Bobby Lee relâcha son emprise sur le poignet de Lena et railla bien haut les deux étrangers, comme on sonne la victoire.
_ C’est ça, tire toi et ramène ton Jules à la ville ; c’est pas la Nouvelle Orléans ici, on prend pas nos gonzesses au jardin d’enfants !
Lena fut poussée gentiment sur le côté en direction de la porte par Simon, il se tenait à présent si près du redneck que ses pectoraux venaient repousser son interlocuteur toujours un pas en arrière. Le marine avait éclusé son lot de bordels dans les colonies et vu plus d’un combat de bar, pour ne pas avoir trop de soucis avec les MP’s, il y avait deux règles d’or : ne jamais cogner un officier et éviter de débuter les bagarres. Pousser un homme dans ses retranchements pour l’amener à vous frapper, était donc devenu un art.
_ Ta mère ne t’as pas appris la politesse quand t’étais gamin « Bobby Lee » ? Ah, non j’oubliais ! Ce jour là, elle avait la bouche pleine, bien sûr.
Une bagarre est un parfait exutoire pour un trop plein de stress et de testostérone, on cogne, on en prend plein la gueule ; puis tout le monde rentre chez soi, avec au pire une arcade sourcilière ouverte, un nez cassé ou des dents déchaussées ; le lendemain on peut frimer en touchant sa douleur du doigt, puis répondre aux curieux : « Tu devrais voir la gueule de l’autre ! »
Il y a le bagarreur lambda, pas méchant ; le boxeur, qui vous envoie au tapis d’un seul gnon ; il y a le bagarreur vicieux, qui va savoir comment vous faire très mal sans laisser de traces ; et finalement, il y a les vieux, qui terminent les bagarres et renvoient les enfants se coucher, pour pouvoir continuer à boire tout en se racontant leurs histoires.
Le crochet du droit de Bobby Lee atteignit Simon à la mâchoire, mais le grand étranger baraqué resta fermement ancré sur ses jambes, encaissant le coup comme un boxeur ; le jeune homme armait déjà son gauche quand un genou en titanium, recouvert d’un mince revêtement antidérapant et d’un peu de tissus, lui broya les parties génitales. Alors que Bobby Lee se pliait en deux sous l’effet de la douleur, le coude de Simon le faucha à la tempe, l’envoyant s’écrouler KO au pied du bar. Les deux autres bayou-boys en étaient restés figés comme des piquets, une bonne chose pour eux. Simon avait évacué un bon lot de pression par cette simple altercation, il regagnait ses esprits, massant l’endroit où un bel hématome violacé ne manquerait pas d’apparaître, sur le côté droit de son visage.
_ On n’essaye pas de se battre quand on a le punch d’une huître, podna.
Simon rejoignit Lena près de la porte, laquelle tapotait fièrement son ordinateur bracelet.
_ Tout est dans la boîte, juste au cas où monsieur Justice voudrait savoir.
_ Bien joué, la môme ; viens, on va se trouver une autre rade… Autant continuer à décortiquer des crevettes, maintenant que je suis lancé.
Il passa un bras protecteur autour de ses épaules, et ils sortirent du restaurant ; les policiers locaux étaient des gens patients, la version parlante de robocop avait d’ailleurs dégrafé la sangle de son étui, et lourdement posé la patte sur la crosse de son pistolet.
_ Gardez les mains bien en vue, monsieur.
_ Hé si c’est pour ce gus dans le bar, il a cogné le premier et vous n’aviez qu’à intervenir !
Le deuxième policier s’était déplacé sur le côté, instinctivement Simon pivota pour ne pas le laisser se glisser dans son angle mort. Le premier reprit la parole, sûr de lui.
_ Laissez s’écarter la demoiselle et mettez les mains sur la tête, ça peut bien se passer… Ou pas, c’est à vous de voir l’ami.
Simon mit lentement les mains derrière la tête, faisant signe à Lena de s’écarte d’un hochement de tête. Le second policier passa dans le dos de Simon, le plaquant face contre un des poteaux du porche pour lui passer les menottes sans ménagement. Pas de motif, pas de Miranda, Simon laissait faire, un avocat le sortirai du trou en deux temps trois mouvements rien que pour le vice de procédure… Et encore, si ces gars tenaient autre chose que le simple manque d’aération de leur cerveau sous leurs casques.
_ Je peux savoir ce qui me vaut l’honneur ?
Le flic souleva son suspect par les menottes en plastique, forçant Simon à avancer pour le coller contre une des vitres du monstre ; en vain vu la hauteur, il aurait fallut grimper sur le marchepied. Son coéquipier tapota la portière.
_ C’est pas bien malin de se balader avec un fusil à la vue de tous.
_ Mon véhicule est une propriété privée, j’ai un permis et tous vos gars du coin en ont un à l’arrière de leur pickup… J’espère sérieusement que vous avez autre chose.
Le visage de Simon s’écrasa lentement contre la portière chaude et sale de son camion.
_ Et la petite, tu va nous faire croire que c’est ta nièce, peut-être ?
_ Vous êtes un tas de dégénérés, l’Etat de Californie m’a confié la garde de cette jeune fille.
_ Et bien on va vérifier ça, au poste.
_ Les mecs, mon avocat va tellement vous faire le cul, que vous ne pourrez plus jamais vous asseoir.
Une petite foule, dont un Bobby Lee tuméfié et pressant un sac de glace sur son entrejambe, venait de s’amasser sur le pas de la porte. Un des deux costauds montra Lena du doigt.
_ Fais gaffe Earl, elle te filme !
Le cowboy en chef arracha l’ordinateur du poignet de Lena et lui fila quelques coups de talons avec ses bottes ; puis il se tourna vers Bobby Lee.
_ Tu veux porter plainte Bobby ?
_ Sûr, Earl.
Un van du bureau du shérif arriva sur le parking pour embarquer le suspect.
Les locaux étaient une annexe du bureau du shérif de la paroisse, un véritable monument historique… Parfait pour les amoureux des vieilles pierres et de l’inconfort. Simon avait été emmené dans l’aile plus moderne, située à l’arrière, où se trouvait la zone de détention ; la cellule de dégrisement avait son compte de poivrots puant le vomi, on assit Simon dans une sale nue. Il y avait là Earl, son coéquipier et un stagiaire ; Simon avait une énorme envie de casser la gueule au cowboy en chef, il ne se priva pas pour lui offrir un brin de conversation.
_ Alors, content de toi, shérif fais moi peur ?
_ Ta gueule.
_ C’est chouette de jouer aux durs en uniforme dans ton petit bled ?
_ Ferme là, où je te refais le côté gauche de la tronche à l’image du droit.
_ Tu avais les pieds plats Earl, c’est pour ça que tu n’es pas allé essayer l’uniforme dans les colonies ?
Cette fois-ci, l’adjoint du shérif agrippa Simon par le col.
_ Pour ton information, j’ai fait mon temps hors-sol, podna.
_ Ah oui, où ça ?
_ 203ème à Tau Ceti.
Simon éclata de rire, jetant un regard incrédule au flic.
_ C’est sensé m’impressionner ? Arrête, ça flambe peut-être devant tes potes sédentaires, mais j’étais là-haut, le 203ème… C’était pas une unité logistique de l’armée, ça ? Et Tau-Ceti, j’ai pas souvenir de beaucoup d’action dans ce coin-là ; mission de garnison avec les sud-américains de notre soi-disant coalition ?
Earl était en train de se faire démolir devant ses deux collègues, il se recula en soupirant comme pour signifier son mépris.
_ Ah oui, et qu’est-ce qu’en sait un mécanicien? Tu réparais les jeeps des généraux peut-être ?
_ Sûrement, et j’ai perdu mes jambes dans un accident de cric, ducon.
Earl se retourna vers son collègue, pâle et furibond.
_ Attend, qu’est-ce qu’il veut dire Elridge ?
_ Ben en le palpant, c’est vrai que j’ai trouvé ses jambes un peu bizarres.
_ Et t’appelles ça une fouille en règle ? Et merde, Beau, fais donc les honneurs à notre invité.
Le stagiaire s’approcha de la chaise et enleva les chaussures de sport du détenu, puis ses chaussettes, découvrant des pieds métalliques avec une certaine gène ; Simon remua les doigts de pieds artificiels pour accentuer son malaise.
_ Félicitations messieurs, vous avez arrêté un dangereux handicapé… Si vous regardiez les résultats de votre scan de ma puce d’identité, la réponse a du arriver dans les tuyaux.
Earl se passa une main sur le visage, se décomposant au fur et à mesure qu’il parcourait plus attentivement la fiche descriptive de Simon, il agrippa son équipier d’un air pressé.
_ Va trouver cet abruti de Bobby Lee, et fais lui retirer sa plainte illico.
_ Je résume les gars, arrestation sans motif, pas de Miranda et destruction de biens privés… Pour ne pas dire de preuves. Dire que je n’ai même pas encore passé de coup de fil à mon pote du département de police de la Nouvelle Orléans. Ca promet d’être intéressant, Earl.
_ Beau, détache-le.
Earl s’était assis contre la table basse où les effets personnels de Simon étaient disposés.
_ Ecoutez monsieur Pelles, les apparences étaient contre vous ; à l’approche de Mardi-Gras on a tout un tas de fêlés qui se pointent dans le coin. Vous étiez armé, avec une gamine un peu provoquante et il y a eu cette rixe dans le bar… Je vous présente nos excuses, bon dieu je ne pouvais pas savoir qui vous êtes !
_ Vous foutez pas de moi, vous auriez pu faire une recherche préalable sur la plaque de mon camion ; mais bien sûr il aurait fallut demander à la Securitas, et ça c’est contre votre religion, j’imagine. Trop pressés de pouvoir casser du privé, pas vrai Earl ?
_ C’est vrai qu’on a des rapports tendus avec la Securitas, mais ils veulent tous nous bouffer ! Regardez le bien que ça vous a fait à L.A.
Simon était dépité, en colère bien sûr mais finalement ça n’avait pas grande importance… Il se rhabilla, lançant des regards noirs à l’adjoint et son stagiaire.
_ Laissez tomber, faudra rembourser l’ordinateur de la petite, elle y tient.