Le restaurant était très chic, sans être huppé ; dans des tons orangés africains se déclinant vers le brun couleur terre. Le premier contact avec Rebecca Zermati fut électrique, Angela n’avait pas menti à Simon sur la « marchandise » ; une grande et belle brune à la peau olivâtre et aux traits arrondis, de longs cheveux noirs bouclés, tirés en chignon pour dégager des épaules sculpturales. Simon ne put s’empêcher d’avoir un sourire de ravissement en serrant la main de l’amie d’Angie. Il s’était mis sur son trente et un pour la peine et avait acheté un nouveau costume, aujourd’hui les créateurs avaient des cabines automatiques pour prendre les mesures et fournir du « sur mesure » à leurs clients, néanmoins il se sentait toujours à l’étroit dans ce genre de vêtements.
Rebecca regarda avec un certain amusement Simon Pelles entrer dans le restaurant, il agissait de façon contrôlée, comme s’il allait craquer son costume à chaque geste ; c’était une bel homme, cheveux châtains coupés trop courts, menton carré et visage plein de marques mystérieuses… Et il remplissait vraiment bien le Giaccano anthracite qu’il portait comme une seconde peau.
Au menu, viande grillée, salade et vin californien ; le tout agrémentant une conversation agréable.
_ Simon, je dois vous dire que je suis un peu surprise ; Angela vous avait décrit un peu plus brut de décoffrage.
_ J’ai la prétention d’être un homme complexe tout en restant très simple d’utilisation.
_ Un point pour vous, vous savez vous vendre. Alors, que faites vous dans la vie ? Angie m’a dit que vous aviez été dans l’armée.
_ Les marines plus exactement ; et j’espère que la grande machine verte ne vous rebute pas trop, car j’y suis encore.
_ C’est peut-être indiscret comme question pour un premier rendez-vous, mais n’avez vous pas été sérieusement blessé ?
_ Si, et d’ailleurs le service actif est fini pour moi ; je me contente d’apprendre ce que je sais à la nouvelle génération.
_ Vous êtes enseignant donc.
_ C’est une belle façon de présenter les choses, mes élèves vous diraient plutôt que je suis une peau de vache, cynique et tyrannique… Dans la plus pure tradition du service.
_ Vous utilisez un langage plutôt soutenu, et vous avez l’air d’être cultivé ; pas exactement l’image que l’on se fait d’un sergent instructeur, Simon.
_ Toutes sortes de gens servent sous l’uniforme, même si en majorité on trouve des soldats issus des milieux défavorisés. Un de mes engagés du rang était diplômé d’une école de journalisme, par exemple. Mais vous-même Rebecca, travaillez-vous pour la compagnie ?
_ La réponse à cette question fait habituellement fuir tous les hommes que je rencontre, êtes-vous vraiment sûr de vouloir savoir Simon ?
_ Vous faites durer le suspens, n’espérez pas me voir déguerpir avant que vous ne me révéliez votre horrible secret.
_ Je suis expert psychiatre auprès de la Securitas.
Simon ne put s’empêcher de laisser transparaître une trace fugitive d’inquiétude, puis parla immédiatement pour crever l’abcès.
_ Ca impressionne. On imagine souvent que dans votre profession, vous arrivez à lire dans l’esprit des gens comme dans un livre ouvert ; ça doit plonger dans l’insécurité tous les hommes qui s’attaquent à vous.
_ Est-ce que je vous plonge dans l’insécurité Simon ?
_ Vous êtes une très belle femme, vous devez savoir ça… Il suffirait d’un détail stupide comme quelques centimètres de moins que vous et toute ma superbe de mâle dominant fondrait comme neige au soleil.
_ Belle autocritique.
_ En fait, je me suis déjà fait décortiquer par quelqu’un de très compétent et d’horriblement impartial ; mon ego est donc beaucoup moins sensible depuis.
_ Message reçu, je n’essaierai pas de vous disséquer ce soir.
_ Ah, dommage.
La couleur était affichée, Simon ne faisait pas de mystère sur le fait que Rebecca lui plaisait beaucoup ; en retour, quoi que plus sage, il semblait que la réciproque fut vraie.
_ Je sais qu’il est encore tôt, mais j’aimerai vous inviter à venir découvrir ma collection de disques de jazz, ainsi qu’à témoigner de mon inaptitude totale à la décoration d’intérieur ; enfin si vous le voulez bien.
_ Vous seriez horrifié de voir mon intérieur, on dirait un de ces catalogues pour magasins de meubles suédois.
_ Aseptisé ? Le mien ressemble à un module pour colons de l’ONU, le genre que l’on aurait aménagé grâce à un marché aux puces.
_ Très intriguant, Simon.
_ Dites oui.
Rebecca finit par accepter et le début de soirée fut mémorable ; ils écoutèrent effectivement quelques disques de jazz en buvant une bière à la bouteille. Le chien de Simon, un vieux bâtard paisible, fit bon accueil à la compagne de son maître. Rebecca ne put réprimer un rire devant la moquette de la chambre qui jurait avec les draps du lit, de telle façon que d’après elle, la pièce aurait finit par pousser un caméléon au suicide.
« Becky » découvrit lentement Simon, ses jambes au revêtement froid et rêche, ses mains puissantes et son torse large... Il lui faisait l’amour avec abandon ; il y avait une détresse, une urgence dans ses gestes, comme s’il avait marqué dans son agenda un rendez-vous avec la mort pour le lendemain.
La phase fusionnelle qui suivit semblait aussi importante pour Rebecca que pour Simon, ils restèrent assoupis l’un contre l’autre, savourant le bien être et l’absence de questions jusqu’à ce qu’ils s’endorment et ne soient réveillés par un appel entrant.
Simon prit l’appel rapidement, Rebecca fut surprise de la vitesse avec laquelle il passa d’un repos total à l’éveil, il respirait même une certaine nervosité.
_ Un problème ?
_ Rien d’inattendu, ma pupille a finie au dépôt ce soir.
_ Alors c’est elle, la chambre d’amis.
_ Elle est assez mature d’habitude, mais en ce moment nous avons nos petites frictions.
_ Tu veux que je t’accompagne ?
Il se tourna vers elle, ayant déjà enfilé son pantalon, puis déposa un baiser sur ses lèvres.
_ J’ai déjà de la peine de devoir m’arracher de mon lit, alors te laisser une chance d’en sortir, pas question.
_ Ca ne posera pas de problème que je sois là, quand tu reviendra avec elle ?
_ Si ça te gène, je comprendrai ; mais je suis ici chez moi Becky, et Lena n’a pas vraiment intérêt à en mener large en sortant de taule… J’adore cette petite, mais j’ai mes limites.
_ C’est toi le papa, je ne commenterai pas Simon.
Il marqua un petit temps d’arrêt à cette remarque puis enfila sa chemise… Elle pouvait déjà voir les failles dans cet homme-là, les défauts étaient toujours plus faciles à décerner que les qualités ; mais elle fit l’effort de garder ses pensées pour elle.
_ Tes conseils seront précieux, sois-en sûre ; mais je ne t’ai pas amenée chez moi pour ça ; juste pour toi, Rebecca.
_ Je t’attends, réveille-moi en rentrant surtout.
Rebecca était vraiment un rayon de soleil, s’étant montrée facile à vivre jusqu’ici ; l’incarcération de Lena ne pourrait pas totalement gâcher la soirée de Simon, bien qu’il soit un peu inquiet des conséquences d’un éventuel face à face entre les deux femmes… Dieu ! Il répugnait à employer le mot « femme » pour désigner Lena.
Les charges retenues n’étaient pas de celles pour lesquelles le ministère public aurait engagé une procédure, Lena sortit après un rapide règlement de caution. Elle faisait peine à voir, dans sa tenue de samedi soir, avec son maquillage souillé ; comme une petite fée tombée dans le caniveau. Simon conduisait paisiblement, en bras de chemise et visiblement tiré du lit ; sa pupille gardait les mains sur les genoux et les yeux rivés au plancher du camion.
« Que dois-je te dire ? Que j’étais mortellement inquiet ? Que je suis furieux ? Petite idiote, si tu te mets à pleurer, je ne saurai tout simplement plus où me mettre. »
Simon gara le monstre au pied de l’immeuble et engagea les protections des pneumatiques, descendant il s’arrêta à l’entrée du bâtiment et s’assit sur la murette bordant l’escalier.
_ Evite de faire trop de bruit en allant te coucher, une amie dors dans ma chambre.
L’air détaché avec lequel il dit ça acheva d’enfoncer Lena au fond de ses chaussettes, d’une voix quasiment inaudible, elle lui répondit.
_ Tu vas rester ici ?
_ L’air frais me calmera… On a eu notre quota de disputes pour le weekend, tu ne crois pas ?
Elle allait répondre mais n’eut pas le temps, il s’était dressé sur ses pieds et se tenait devant elle, dans son costume italien il ne ressemblait plus à l’ombre d’homme qu’elle avait vu arpenter les allées de l’épicerie il y a cinq mois de cela… Etait-ce la raison pour laquelle il l’avait laissé entrer dans sa vie à l’époque, n’y avait-elle plus sa place à présent ? Oui, il avait un rendez-vous ce soir, et elle l’avait tiré du lit au beau milieu de la nuit, comme une gamine ; elle avait foiré sur toute la ligne.
_ Je ne suis pas ton père, alors ne me pousse pas trop.
Il ouvrit la porte devant elle, il n’attendait pas de réplique, la déception dans le ton de son avertissement était pire que toutes les colères du monde.
Lena pénétra dans l’appartement, il était allumé et une grande femme brune, portant t-shirt et caleçons appartenants à Simon, bricolait derrière le comptoir de la cuisine. Elle salua Lena sans trop en faire, la jeune femme fut immédiatement jalouse de son corps, de sa prestance et son aisance.
_ Salut, je suis…
La porte de la chambre claqua, et déjà Lena se maudissait d’avoir fait ça, abandonnant le terrain comme une gamine devant cette inconnue. Peu après la porte d’entrée se fit entendre et les voix de Simon et l’inconnue, calmes et affreusement complices, c’était insupportable… Pour le compte il l’avait punie de bien pire façon que ce qu’elle avait pu imaginer dans sa cellule.
_ Assieds-toi, j’ai préparé une omelette.
_ Rebecca, il est deux heures du matin.
_ Tu pourrai avoir besoin de reprendre des forces, champion ; de mon côté j’avais un petit creux et je me suis dit que ça aurait pu tenter une demoiselle de retour de soirée… Evidemment, j’étais un petit peu trop optimiste concernant ce dernier point.
_ Je suis désolé, elle a son caractère.
_ Comment vous êtes vous retrouvés tous les deux ?
_ Elle a toujours été seule pour autant que je le sache. Il y a eu une fusillade, c’était de ma faute ; Lena y a perdue sa meilleure amie et colocataire, elle était dans la panade, alors je l’ai aidée.
_ Je me rappelle, tu a été impliqué dans la flambée de violence d’il y a trois mois ?
_ De nombreuses façons, oui.
Il s’était légèrement assombri, et Rebecca regretta sa question ; Simon piocha une autre bière dans le frigo et malgré ses efforts pour être souriant, Becky sut exactement comment la suite allait se dérouler.
_ Je vais appeler un taxi Simon ; si je suis encore là demain matin, ça ne fera que compliquer les choses.
_ J’ai le droit de te rappeler ?
_ Bien sûr, ne sois pas bête… Par contre, si la psy peut te donner un conseil, c’est maintenant.
_ Shoot.
_ Ne sois pas trop pressé ; être Simon Pelles semble déjà s’avérer difficile pour toi par moments, alors n’essaye pas d’être Superman pour le reste du monde.
_ Reçu fort et clair, madame.
_ Ah là, là, vous autres chrétiens… Votre vie serait autrement plus facile si Jésus avait décidé de reprendre l’affaire paternelle et de rester juif.
_ Et je serai circoncis, excuses-moi si je passe mon tour Rebecca.
_ Ca a son charme, enfin il faut de tout.