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No man's land

La majeur partie de mes nuits se passaient bien, l’activité professionnelle régulière y contribuait ; mais il y avait ces nuits où tout allait de travers. Je ne m’expliquais pas pourquoi mes cauchemars venaient me visiter plutôt un soir qu’un autre, mais lorsque je commençais à tourner dans mon lit pour m’endormir, alors l’insomnie valait mieux que ce qui allait forcément suivre.

La mort avait l’odeur de la cordite et de la chair brûlée, les hurlements lointains se perdaient dans la brume, et comme le martèlement de la pluie, la staccato des armes automatiques rythmait l’ensemble ; le lourd tambour de l’artillerie faisant résonner jusqu’à la terre elle-même.
Une silhouette humaine, sans visage, sans nom ; elle est là dans le réticule de visée de mon fusil, mon doigt caresse la détente et presse ; le coup de feu claque, dans une fleur de sang l’homme s’écroule… Parfois même des femmes, des enfants.

C’est après mon premier déploiement, le dîner de Noël chez me parents, ma mère est souriante, fière, empressée de servir son fils ; mon père est silencieux, il se doute à mon peu de réactivité à ses quelques remarques acerbes, que je ne lui conteste pas le droit de les faire. « Alors, c’est un beau métier que de tuer des gens pour l’oncle Sam ? »
Et j’ai honte, honte à en pleurer, mais il n’y a rien à dire ; mes parents sont les statues d’un temps passé, quand j’étais innocent, quand mes mains n’étaient pas couvertes de sang.

Et je regarde mes photos dans la pénombre du salon, tous ces visages ; car si c’était à refaire, je sais bien que je presserai encore la détente, c’est comme respirer, se lever le matin ; c’est un réflexe de survie. Et je pense à ces gamins que j’ai étendus alors qu’ils essayaient de me tuer, je pense que des gosses de l’âge de Lena ont balancé une grenade à fragmentation dans mon salon. Et comme une sombre prémonition, je sais que je vais tuer, encore.

Le matin, je fais mes pompes les yeux rougis, et la glace du dressing me renvoie le reflet de ce type bizarrement jeune, au visage bouffé d’angoisses… Qui suis-je ? Toute ma vie, anormalement longue, ne tend que vers un moment encore indiscernable, celui où je presserai la détente pour la dernière fois. Soldat sans guerre, pauvre type, j’accélère le rythme, je veux que la douleur vienne chasser les ombres de la nuit.

Serviette sur l’épaule je me rends à la salle de bains, encore un miroir, encore mon reflet ; je fais couler l’eau pour me raser. Lena apparaît par l’encadrement de la porte, en pyjama bleu, une tasse de café à la main.

_ Un de ces quatre il faudra vraiment qu’on s’attelle à détailler toutes tes cicatrices, tu es un vrai patchwork.
_ Bonjour à toi aussi, la môme.
_ Ca n’a pas l’air d’être un bon jour… Tu veux un câlin ?

Je grimace, pensant qu’il s’agit encore de son sens de l’humour aussi noir que son café ; drôle de fille. Mais elle pose sa tasse et noue ses bras autour de ma poitrine, je sens son visage collé sur mon dos ; une étrange chaleur qui me pénètre.

_ Ca va aller, tu verra… Tout ira bien.

Et je lui suis reconnaissant d’être là, je caresse son bras avec le moins de rudesse possible ; je ne peux rien dire. Nous restons là, au milieu de nulle part.

_ Alors, c’était comment ?

Lena m’avait coincé entre le mur et elle, histoire que je ne roule pas discrètement hors du lit ; je la regardais calmement, beaucoup plus reposé. Il n’y avait que lorsqu’elle était soustraite au regard du monde qu’elle cessait de jouer la comédie ; et dans ces quelques rares moments, elle était d’une beauté saisissante et sereine, annonciatrice de la femme magnifique qu’elle deviendrait sûrement quelques années plus tard.

_ C’est une question de mec ça, non ?
_ On est toujours dans l’insécurité après une transgression pareille, je me demandais juste si c’était aussi génial pour toi, que ça l’est pour moi.
_ Lena, on vient juste de faire la grasse mâtinée…
_ Je suis sûr que c’était une première pour toi, sergent psychorigide ! Vous les hommes, vous êtes tous pareils ; une fois que c’est fait, vous banalisez la chose.
_ LENA ! La seule chose que j’ai embrassée ici, c’est le mur…
_ Tu me brises le cœur, je croyais qu’il n’y avait pas que le lit entre nous Simon.
_ Très bien, puisque tu veux la jouer comme ça ; saches que tu ronfles comme un bûcheron, ma fille.
_ Je veux mon petit déjeuner au lit, c’est la moindre des choses si tu espères que je te pardonne.
_ N’y compte pas trop ou tu mourra de faim la môme, en tout cas, moi je vais déjeuner.

Je l’enjambais pour sortir du lit, elle ne mit pas longtemps à sortir dès que l’odeur des toasts se diffusa dans l’appartement. Installée dans le canapé, elle continuait à me donner de ce regard insoutenable qu’elle avait à mon réveil ; un truc à vous briser le cœur par ce que vous ne pouviez pas le lui retourner.

_ Ca m’a fait beaucoup de bien de dormir un peu, Lena. Mais tu sais que ça me met mal à l’aise, qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés, tu es trop jeune et moi trop vieux. On s’est compris ?
_ Tu serai vraiment plus relax si tu te trouvais une copine Simon, penses-y et colle donc ça dans ta liste des priorités.
_ Tu as raison, tu es contente ?
_ Règle numéro un, j’ai toujours raison, mon chéri. Règle numéro deux, en cas de doute, appliquer la règle numéro un.

Elle était retournée à son attitude de fier-à-bras, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même ; j’avais fait une connerie et passé la ligne. Je pouvais bien mettre ça sur le compte de l’épuisement, mais je déconnais de plus belle en reculant et en la blessant. Je plongeais le nez dans ma tasse de café, priant silencieusement pour que le seigneur m’accorde un gramme de la sagesse qu’il avait infusée chez son serviteur Francis. L’humilité, l’amour ; je pris mon courage à deux mains et contournais la table basse pour m’installer à côté de Lena sur le canapé.

_ Lena, tu aurais aimé être ma copine et moi ton père, mais on s’est foutus dedans tous les deux ; ça n’en reste pas moins un sacré coup de foudre, on se connaît depuis cinq mois à peine et on a déjà emménagé ensemble !
_ Je n’aime pas que tu me traites comme une gosse.

Raté pour le coup du mélange humour et honnêteté, cette fois-ci elle était au bord des larmes. J’avais intérêt à être vif, parce que comme tout bon ado, elle pouvait bondir pour aller s’enfermer quelque part en claquant la porte… signe annonciateur d’une ère glaciaire pour nos relations diplomatiques. J’allais m’empêtrer et sortir les clichés minables qui nous viennent toujours aux lèvres dans les moments difficiles, rejets et ruptures, j’étais désemparé.

_ J’ai passé les bornes, je te promets de ne pas recommencer ; je ne veux pas te voir pleurer, je suis ton ami et je t’aime trop pour ça.
_ Salaud ! Menteur ! Tu ne sais même pas ce que ça veut dire aimer !

En l’espace de moins d’une minute je reçus une bonne gifle, et je me fis marteler de petits coups de poings rageurs ; j’essayais bien de l’immobiliser, en espérant qu’elle viderait son sac, mais c’était comme si tout ce que je faisais la poussais à réagir de façon inverse. Elle s’arracha à mon étreinte que je n’osais pas faire ferme et fila dans sa chambre. Je serrais les dents, la porte claqua.

« T’as tout gagné mec, c’est la grande merde, façon l'Indien. »
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