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Kuang-Hâ

Une des optiques montée sur le casque s’ajuste et le village devient un peu moins flou, ces gens sont paniqués, comme tout le monde le serait dans leur situation ; mais ils ont du cran, certains d’entre eux manœuvrent un camion citerne près de leur silo à grain, ils veulent détruire leur semence pour qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi… La plupart des colons occidentaux se rendraient sans discuter, peu soucieux des pertes de la compagnie pour laquelle ils travaillent ; mais pour les chinois, c’est vraiment une question d’effort de guerre pour leur nation.

« Mortier, solution de tir à six mètre sous la citerne. »

Dans un bruit de servomoteurs discret, la tourelle montée à l’arrière du transport de troupes ajuste sa position ; le losange superposé à l’image du village se déplace, puis tourne au rouge vif sur la visière du sergent.

« Mortier, feu, feu, feu. »

L’ordinateur prend la troisième commande en compte et dans un bruit de métal coulissant, l’obus quitte le tube pour tomber en sifflant près de la coopérative. L’explosion, les cris, les gens qui courent dans tous les sens.

« Première équipe en avant ! »

Le sergent s’est levé et a fait signe, les marines postés le long de la ligne le suivent, arme au poing, descendant au pas de gymnastique la colline comme un râteau humain couleur camouflage.
Un coup de feu claque, et une petite forme humaine dégringole d’en haut du silo à grain ; un dernier colon héroïque a tenté d’ouvrir la vanne pour admettre le carburant, mais le sniper américain l’a cloué, juste avant qu’il n’y arrive.

« Lance-flammes sur les flancs ! »

Les soldats se détachent, couverts par un autre fantassin ; ils vont rabattre les colons chinois toujours devant la première équipe, pour éviter toute mauvaise surprise. Le vent s’est levé, charriant de la poussière, le sergent est légèrement nerveux car à ce stade le pire peut arriver.
Hurlant comme des mantras les phrases qu’on leur a appris en mandarin, les soldats américains regroupent les civils sur la dalle de la coopérative.

« Ratissage terminé, deuxième équipe en avant, APC en appui. »

La deuxième équipe précède le transport de troupes, sur le lacet de route descendant jusqu’au village. L’opération de nettoyage suit son cours, les marines installent ostensiblement les robot sentinelles près de la coopérative, une démonstration valant mieux qu’un long discours, une des mitrailleuses est passée sur détection de mouvement et déchiquette un poulet qu’un caporal a lancé dans son arc de tir. Les américains ont mis le feu aux habitations, leur sergent au visage noirci, dit aux colons de partir en montrant la route ; un jeune homme lui fait face et s’exprime en anglais.

_Vous êtres de sales voleurs.

La remarque semble glisser sur le sous-officier des marines, il hausse les épaules, puis pousse le civil du canon de son fusil.

_ Vu le type que tu as en face de toi, Charlie, c’est presque un compliment ; et maintenant dégage !

Les soldats attendirent que les chinois disparaissent sur la route menant vers le Nord ; les convois militaires provenant de la tête de pont, y croisaient le flot des réfugiés. Hagards, ils se dirigeaient tant bien que mal vers les camps de concentration, poussés par la peur et par la faim. Les lourds véhicules charriant les troupes vers le front soulevaient des nuages de poussière à leur passage, parfois la fumée âcre d’un incendie masquait l’horizon, jusqu’à ce qu’un soudain appel d’air en son centre prévienne du passage imminent d’un blindé ; les accidents étaient fréquents, et les embouteillages réglés d’une rafale de mitrailleuse au bord d’un fossé.

Le maître mot de cette offensive était « rapidité », les gars du sergent major Pelles dormaient à tour de rôle dans le transport de troupes, le sarge, les lunettes de protection vissées sur le nez, un foulard masquant son visage, se tenait à la trappe de toit du blindé… Au moindre ralentissement, une escouade débarquait pour sécuriser la zone autour du véhicule ; l’ennemi ne pouvait pas stopper l’invasion de front, alors il gagnait du temps pour se regrouper. Nombre d’épaves bordaient la route, mines, tueurs de chars embusqués et même explosifs lancés par des gardes rouges en civil. L’APC poussa un humvee en flammes avec sa lame de Bulldozer ; la fumée noire, le manque d’humidité de l’atmosphère, cette planète s’était changée en une vallée de cendres et de larmes.

Les corps dans leurs emballages plastiques étaient alignés sur le côté, Pelles fit ralentir l’APC mais ne le stoppa pas, interrogeant les gars du 12ème mobile à côté des cadavres.

_ Besoin d’aide ?
_ Ca va, un MEDEVAC est en route ; méfiez-vous, c’est un Charlie en civil qui nous a eu.

Le caporal donna un coup de pied rageur dans le cadavre du chinois qui gisait face contre terre ; au vu des multiples blessures, ils s’étaient acharnés sur lui… Mais déjà, la fumée les avait engloutis.

Pelles fit passer sa vision en mode thermique, discernant les formes humaines à travers la fumée ; dans un grincement, la carcasse bascula en bas du terre plein. Des UCAV aux soutes chargées de bombes déchirèrent le ciel, en passant au dessus de la route ; le bourdonnement assourdissant des gunships qui les suivaient à basse altitude, emplit l’air ambiant.

_ Smith, tu prends la trappe.

Pelles descendit du marchepied, il était temps de changer l’équipe de veille ; il réveilla les marines au fond du blindé et se trouva une place pour se caler et dormir ; très vite, les gars près des portes sécurisèrent leurs armes et le rejoignirent pour un court moment de sommeil… Chacun vivait ça différemment, l’épuisement pouvait vous faire dormir comme une tombe, la peur vous réveiller au moindre couac de l’échappement ou cahot sur la route… Il n’y avait pas de façon magique d’affronter une vie pareille, aucun « truc » de vétéran pour y donner un sens.

_ Sergent, vous dormez ?

Pelles entrouvrit un œil, puis tourna le dos à l’origine de la voix.

_ Ca risque pas si tu me les brises en continu, l’nouveau.
_ Ca vous a rien fait, ce chinois qui vous a traité de voleur ?
_ A la guerre on fait des trucs bien pire qu’exproprier des gens… S’il m’avait craché dessus, je dis pas, je lui aurai sûrement pété la mâchoire pour l’exemple ; mais la liberté d’expression c’est aussi pour ça qu’on se bat, hein l’nouveau ?
_ Vous dites ça de façon…
_ Ta gueule, laisse-moi pioncer.

La philosophie ou la remise en cause des actions entreprises n’avaient pas leur place au feu, ça irait pour plus tard, loin du front, dans un rade à putes ou un endroit du genre… Et encore, la majorité des gars n’avaient pas envie d’ajouter des dilemmes moraux à la longue liste de merde dans laquelle ils pataugeaient ; tuer et risquer de se faire tuer, c’était déjà bien plus que ce qu’on aurait du leur demander. Des gosses de pauvres, des repris de justice ; dès qu’ils avaient un moment loin du bourbier, ils voulaient l’oublier, pas y replonger pour discuter des implications éthiques de leurs actes de guerre.

Quatre heures de route, dans l’odeur de la crasse et de la poussière agglomérée par la sueur ; les filtres à air de l’APC devaient être bons à changer depuis deux jours déjà, Pelles se redressa avec les yeux brûlants, tirant le tube de son camelback pour s’humidifier la bouche et la gorge.

_ Allez, debout là dedans ! C’est l’heure d’aller au bureau.

Sa voix était comme un vieux disque à sillons, craquements inclus ; engourdis par la fatigue, les marines se sortirent de l’arrière de l’APC pour relever leurs camarades. A bien y réfléchir, juché en haut de sa tourelle, Pelles ne se souvenait pas à quel moment exact de la journée c’était arrivé, pas plus qu’il n’aurait pu recomposer dans sa mémoire le visage de la petite fille.
Baxter se tenait sur le côté gauche du véhicule, quelques enfants marchaient à présent à côté de lui, et il leur distribuait des chewing-gums ; Pelles lui avait bien fait signe de les faire dégager… Et la gamine s’est détachée du flot de réfugiés pour rejoindre ses copains, mais elle avait cette boîte à chaussures dans les main.

Peut-être était-ce l’épuisement ? Peut-être que la courte distance ne permettait pas un tir d’avertissement ? Ces questions sont aujourd’hui sans objet. Baxter tourna son visage ahuri vers le sergent qui hurlait, rouge de rage, à s’en faire péter les cordes vocales ; cet imbécile lui retourna un signe conciliant, il n’avait pas vu la môme qui courrait vers lui, ou bien alors il était trop innocent pour la considérer comme une menace. Le padre sauta sur le paletot du nouveau, le plaquant au sol. Pelles s’empara alors de l’arme qu’il avait posée devant lui, à l’abri de la plaque blindée ; le lance-flammes rugit dans ses mains et changea la petite fille en torche. Il est probable qu’elle mourut sur le coup, son petit corps enflammé roula jusque en bas du terre-plein ; en tête, Rachel Goldman mit un genou à terre et ouvrit le feu avec sa mitrailleuse, quelques mètres au dessus des têtes des réfugiés, les dispersant loin du véhicule.

Moins d’une minute, tout cela s’était passé si vite. Simon Pelles abandonna son lance-flammes sur le toit du véhicule, toute l’escouade s’était déployée le long de la route ; le sergent descendit vers le bas du terre-plein, le pistolet à la main. La boîte gisait là, sur le sol… La tentation de vérifier son contenu était immense, mais dans cette boîte, attendait l’enfer ; sous la forme d’une culpabilité infinie, ou bien sous celle d’une engin explosif. Pelles soupira et déposa le pain de plastic-pak concentré, avant d’y enfoncer un détonateur et de l’armer ; il remonta, hurlant à tout le monde de se mettre à couvert, puis il fit exploser la boîte. Baxter était pâle, il renifla un grand coup et demanda à Simon.

_ Qu’est-ce qu’il y avait dans la boîte sergent ?
_ Grimpe dans le blindé, je veux plus t’entendre.
_ Vous devez me le dire, qu’est-ce qu’il y avait dans cette putain de boîte ?

La crosse du 45 le frappa juste au défaut du casque, à la tempe ; tous les gars étaient pétrifiés, habituellement très cool, Driver tenait Baxter à genoux, serrant son col d’une main et maintenant le canon de son arme face au visage sanguinolent du nouveau.

_ Tu vois ce putain de trou noir sans fond ? C’est là que ta mort se cache. C’est exactement ce qu’il y avait dans la boîte de cette fillette ; que toi, petit branleur de touriste, m’a forcé à cramer.

Baxter s’est pissé dessus, le sergent l’a lâché et rangé son pistolet en remettant le marteau en place.

_ Dès qu’on sera relevés, tu gicles de mon peloton.

Lorsque le major lui demanda par radio pourquoi sa section avait pris du retard, Pelles lui répondit par la formule administrativement consacrée : « Incident de trafic ».

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Page vue 59 fois, créée le 12.07.2007 21h38 par guinch et modifiée le 21.07.2007 21h14 par guinch (#2)
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