Lena était inquiète, Alice avait désactivé sa puce et son transmetteur avant d’aller se coller dans le merdier à Watts ; quelques gars du Blackpool étaient bien passés à proximité des points d’accès contrôlés par l’armée ce matin, mais là comme dans les hôpitaux, aucune nouvelle.
C’était incroyable, depuis qu’elle habitait San Drad, c’est à dire depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne ; Lena n’avait jamais vu une situation comme celle que les programmes d’information ne cessaient de détailler.
La porte arrière s’ouvrit, et le géant au cou tatoué qui la gardait s’adressa à quelqu’un d’un ton inquiet ; Lena reconnut à peine la voix de la grande Alice, cassée et épuisée.
_ Ca va, il est avec moi.
Alice était couverte de poussière, elle boitait et sa cuisse gauche portait un bandage de fortune maculé de sang ; la motarde s’appuyait sur un type aussi grand et costaud qu’elle, un record ; lui aussi dans des fringues sales et ayant l’air d’avoir passé la dernière semaine sans dormir. Il aida Alice à s’installer dans un des canapés en cuir usé de l’arrière salle.
_ Il y a un cabinet de toilette là-bas au fond, si tu veux.
_ Merci.
Lena s’approcha de la jeune femme, contemplant un bel hématome sur le côté du visage, le touchant à peine, Alice se recroquevilla sous l’effet d’une douleur sourde.
_ Il va me falloir un vétérinaire… Je crois que la balle est encore dans ma jambe.
La voix forte de l’inconnu en train de faire ses ablutions dans le lavabo lui répondit ; Lena regardait son dos, large et zébré de cicatrices.
_ Tu as eu de la chance, c’est un local qui t’a tiré dessus… Ca devait être un petit calibre, 38 ou 22 probablement. Une 7.62 HV t’aurait emportée la jambe.
_ Je suis aux anges, je t’assure ; je ne me sens plus de toute façon avec toute la came que tu m’as injectée.
_ Profites-en alors, la suite sera plus pénible.
_ On se connaît, pas vrai ?
_ Tu ne mettra pas longtemps à me remettre, ma tronche est placardée partout dans le complexe… Je suis l’homme le plus recherché de San Drad.
Lena s’approcha.
_ Vous êtes Kurt ?
_ Et toi, môme ?
_ Lena, on a un ami commun… Simon Pelles.
_ Le monde est petit, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
_ C’est vous qui avez tué Hans ?
Il la regarda avec des yeux ronds, la question était directe.
_ Peut-être, je ne sais pas, j’ai tué pas mal de monde ces derniers temps… Et à vrai dire j’étais trop occupé pour leur demander leur blase.
_ Lena, ce type m’a sauvée la vie ; donc laisse lui un peu d’air.
_ Que je comprenne bien, vous vous tirez dessus pendant une journée et toute une nuit, puis vous faites copain-copine ? Quand est-ce que vous nous faites des enfants ?
Kurt s’assit dans un des fauteuil.
_ Je mangerai bien un truc… Et ensuite, j’expliquerai peut-être à mademoiselle justice comment tout le monde s’est fait manipuler dans cette affaire.
_ Je crois qu’on a tous besoin de repos… Et les gars, veillez à ce que Lena ne téléphone à personne ; on ne voudrait pas que monsieur Pelles débarque sans prévenir avec ses amis de la Securitas.
Lena était furax, mais il n’y avait rien à y faire… Elle se faisait toujours trimballer comme la roue de secours, elle n’avait pas son mot à dire sur la direction à suivre.
« Ca me tue de l’admettre, mais j’aurai mieux fait de rester avec Simon… »
les deux marines faisaient une pause, la nuit venait de tomber sur la ville ; depuis le douzième étage de la tour principale du complexe Securitas, San Drad ressemblait à un parterre d’étoiles ceinturé par une large enceinte elle même piquetée de lumières de signalisation rouges.
Le lieutenant colonel Daniel Fargo laissait aller son esprit, c’était dans ces moments où la pression retombe qu’il arrivait le mieux à synthétiser les informations, trouver des solutions aux problèmes ; il jeta un coup d’œil à Simon Pelles, assis de l’autre côté de la table, il aimait considérer leurs différences comme complémentaires. Fargo buvait du café sucré, Pelles aimait son thé noir et fort comme les russes ; Daniel était plus jeune de quelques années que le sous-officier, et pourtant il avait aujourd’hui l’air bien plus vieux que son aîné, resté hors-sol quasiment toute sa vie d’adulte. Pelles avait l’air si jeune, à peine différent de l’homme qu’il était à l’époque de Dee-One ; et pourtant Fargo le connaissait, il pouvait lire en lui un homme changé… Un peu moins sûr des principes monolithiques sur lesquels il avait bâti on identité, blessé quoi qu’il puisse bien faire pour compenser son handicap. S’il se remettait, Pelles ferait un excellent instructeur ; avoir permis au « sarge » de poursuivre sa carrière dans le Corps était une bonne chose, et une façon de payer une dette. Car après toutes ces années, Daniel Fargo avait lui aussi finit par regarder sa vie sous une perspective différente ; et toute nécessité comprise, il n’était pas fier de certaines des choses qu’il avait du faire. L’officier finit par briser le silence morose, essayant de se montrer constructif.
_ Faisons le point sergent. Kurt Jenks vend des armes d’origine chinoise au gang des Golden Boyz. Les Golden Boyz attirent l’attention en essayant de tuer Hans Werter, ancien ponte des Hell’s Angels de Mars, à plusieurs reprises. Quatre agent de la Securitas sont embusqués, pour les tuer un lance-roquettes chinois, du même lot que les armes vendu par Jenks aux Golden Boyz, ainsi qu’un fusil très particulier de type M10-A2 sont utilisés. Quelqu’un se faisant passer pour vous dénonce Jenks lors d’une de ses transactions, les armes sont saisies et on y retrouve le fusil utilisé pour les précédents meurtres. Hans Werter est finalement abattu au Mexique, par une arme de fabrication chinoise. Les Hell’s Angels et les Chicanos attaquent les Golden Boyz à Watts, nous avons de bonnes raisons de penser que Kurt Jenks était sur le lieux. Kurt Jenks vole une ambulance, l’abandonne et on y retrouve le sang d’une autre personne ainsi que du matériel médical manquant.
_ Kurt est le vendeur d’armes, mais quelqu’un a financé les Golden Boyz pour qu’ils s’arment aussi lourdement ; c’est ce financier qui tire profit des actions des Golden Boyz, vous ne croyez pas ?
_ Dans l’éventualité de ce scénario, Gunner est donc une victime.
_ Il est clair que quelqu’un essaye de détourner notre attention sur lui.
_ Et Gunner essaye de remonter sa piste.
_ Ce qui l’a ramené vers les Golden Boyz, puis l’a poussé à exfiltrer du district de Watts l’inconnu de l’ambulance.
_ Il est peu probable que des afro-américains se promènent au Mexique si ils sont en guerre avec les Chicanos, non ?
_ Imaginons que les quatre agents de la Securitas et Werter aient été tués par notre mystérieux commanditaire, le même qui aura dénoncé Gunner et placé le fusil dans le chargement saisi.
_ Certains éléments corroborent cette théorie, la recherche balistique sur le M10-A2 a fait choux blanc car le canon a été rayé, signe que son propriétaire voulait s’en débarrasser tout en évitant l’identification.
_ Il faut qu’on rebondisse colonel, essayer de devancer Kurt dans sa recherche de cette personne, au lieu de le suivre à la traîne.
_ Les recherches sur l’appel qu’à reçu Fred Gaines n’ont rien donné non plus ; un visiophone publique, mode audio seulement ; notre homme a des moyens, même s’il n’est pas très subtil, son appel a été effacé de la mémoire de la grille Securitas.
_ Il nous reste des témoins, face à la supériorité technologique il faut s’appuyer sur des méthodes simples et efficaces.
_ Vous avez raison sergent, mais ça prends du temps… Tout du moins si l’enquête se déroule selon les règles, que notre manipulateur s’attend à voir suivre la Securitas.
_ Que suggérez-vous, monsieur ?
_ Le détournement d’armement militaire américain est un problème de sécurité nationale ; selon les termes du Patriot Act, nous sommes libres de détenir et d’interroger nos suspects sans la présence d’un avocat.
Simon déplia sa canne télescopique pour se lever de sa chaise, le colonel Fargo le suivit et ils se rendirent aux ascenseurs.
_ Je vais m’assurer que nous sommes couverts question paperasse et informer la direction de la Securitas, commencez donc à cuisiner quelques-uns des Gangsters qui ont été arrêtés aujourd’hui.
_ A vos ordres.
_ Et, sergent…
_ Oui monsieur ?
_ A partir de maintenant, on ne prend plus de gants.
_ J’ai compris colonel.
Jimmy Dee fut sorti de sa cellule au dépôt, puis abandonné par le garde dans une salle d’attente anonyme… Il y resta longtemps, assez longtemps pour commencer à s’inquiéter. La porte s’ouvrit à la volée et un homme en tenue camouflée, avec une cagoule masquant son visage, entra pour se saisir de Jimmy ; il voulut hurler mais on lui enfonça un chiffon dans la bouche, puis on ficela un sac sur sa tête. Il fut traîné sans ménagement, on le fit tourner sur lui même, il chuta dans des escaliers ; et lorsqu’enfin on retira le sac, il fut ébloui par une forte lumière ; seul, menotté sur une chaise. Il pouvait estimer qu’il était dans un sous-sol, une pièce de béton nue et sans fenêtres ; il ne distinguait pas même d’issue dans l’obscurité au delà de la lumière vive ; par contre il devinait la présence de son ravisseur. Le jeune homme cracha le chiffon poisseux de salive.
_ Putain mais qu’est-ce qui se…
Il ne finit pas sa phrase, un lacet passa devant son visage et l’étrangla ; une voix mauvaise se fit entendre.
_ Tu te tais, tu ne parle que pour répondre aux questions.
Mais l’inconnu ne desserra pas pour autant son emprise, il attendit que Jimmy devienne rouge et panique avant de le relâcher brusquement. La chaise tomba sur le côté, Jimmy fut relevé sans ménagement.
_ Tu connais cet homme ?
La main gantée passa par dessus son épaule, tenant une photographie de Gunner.
_ Ouais c’est…
La gifle a l’arrière de la tête le fit encore une fois tomber au sol ; cette fois si on ne le releva pas.
_ Tu répond par oui ou non. As-tu été en présence de cet homme entre hier et aujourd’hui ?
_ Oui.
_ Cet homme t’a-t-il indiqué où il comptait se rendre après t’avoir quitté ?
_ Non.
L’inconnu s’accroupit devant le visage de Jimmy et sortit un énorme couteau, dont il approcha lentement la pointe de son œil.
_ Tu n’as que deux yeux, ça ne laisse pas beaucoup de place à l’erreur… Cet homme t’a-t-il indiqué où il comptait se rendre ou qui il allait voir, après t’avoir quitté ?
_ Oui ! Oui !
_ Donne un nom.
La pointe du couteau courrait légèrement, tirant la peau du contour de l’arcade sourcilière de Jimmy.
_ Le Whisper, c'est un rade ou un truc du genre !
L’homme sortit à nouveau du champ de vision de Jimmy, puis redressa la chaise.
_ Ton nom est bien James Darnell Elwood, dit Jimmy Dee ?
_ Oui.
_ Es-tu le chef du gang des Golden Boyz ?
_ Oui.
_ Le nom de Christina Delgado te dit quelque chose ?
_ Non.
_ Mauvaise réponse… Je vais te rafraîchir la mémoire, caïd.
Le ton de la voix de l’interrogateur ne laissait aucun doute à Jimmy, sur ce qui allait lui arriver par la suite ; voyant l’homme cagoulé commencer à enrouler une savonnette dans une serviette, la vessie de Jimmy le lâcha. Lorsque dix minutes plus tard, bâillonné et portant à nouveau un sac sur la tête, il fut traîné dans l’escalier pour être ramené dans une salle d’attente du dépôt, Jimmy sanglotait encore. Son tortionnaire l’abandonna prostré sur le sol, car il était incapable de se tenir debout.
_ Tu vas adorer les travaux forcés hors-sol… Les bagnards y sont friands de petits terriens tendres et bien nourris comme toi ; ils prendront grand soin de ton petit cul, tu verra.
L’inconnu retira le sac et le bâillon de Jimmy, puis comme un monstre issu d’un cauchemar d’enfant, disparut dans le noir.