Simon contemplait les hommes assis autour de la table de conférence, les bras croisés sur la poitrine ; tous dans la trentaine, l’air décidé… Des athlètes, et leurs yeux détaillaient rapidement tout ce qu’il voyaient. Ils furent surpris, et certains d’entre eux réprimèrent le réflexe d’en faire autant, de voir Simon passer au garde à vous lorsque son officier supérieur entra dans la pièce.
_ Repos, sergent.
Fargo jeta un regard étonné et désapprobateur à son sous-officier.
_ Pourquoi êtes vous en BDU, sergent ?
_ Le sergent major souhaite accompagner le groupe d’assaut, monsieur.
_ Vous n’êtes en aucun cas en état de…
_ Sauf votre respect colonel, mon état de service spécifie que je suis apte à me rendre sur le terrain. Le sergent major estime pouvoir être un atout en tant qu’observateur et négociateur auprès du groupe d’assaut, monsieur.
Les membres du SWAT furent rassurés, ils n’avaient pas envie qu’un estropié tente de les accompagner pendant leur progression… Au moins il avait compris ça.
_ Négociateur, sergent ?
_ Si le colonel souhaite offrir une porte de sortie à Kurt Jenks… Le sergent major pense être la seule personne à même de le raisonner.
Les mines s’assombrirent tout de suite dans la salle, il était évident, tous professionnels qu’ils soient, que les agents de la Securitas voulaient du sang. Fargo n’avait pas envie de rentrer dans un conflit inutile avec son « employeur », mais le regard de Pelles… Il se sentait sale, comme ce jour sur Livingstone 4, Pelles le regardait comme pour lui suggérer que le moment était venu de faire le bon choix. Daniel Fargo soupira, difficile de croire que Pelles était anglais, il incarnait le stéréotype d'un marine idéalisé par la culture populaire américaine ; en quelque sorte, il ressemblait au grand-père de Fargo. C’était le regard dur du vieil homme qui le toisait à présent.
_ Très bien sergent… Ramenez-moi Gunner.
_ A vos ordres, mon colonel.
Le sergent salua son supérieur, à la façon qu’il avait de le saluer avant ce jour maudit… Il y avait quelque chose de plus dans ce salut, quelque chose qui lui donnait toute sa valeur, pas seulement la contrainte hiérarchique… Mais du respect.
A la lumière du jour, Watts ressemblait à n’importe quelle ville des colonies après des combats de rue ; la fumée s’élevait des décombres, les murs portaient les traces des balles, L’asphalte était parfois poisseuse de sang. Les carrefours principaux près des checkpoints étaient tenus par des chars de la garde nationale, et dans une opération commune, soldats du dimanche et agents de la Securitas effectuaient des fouilles méthodiques pour confisquer toutes les armes non-enregistrées. Parfois, dans l’air matinal, une rafale s’entendait dans le lointain, vers l’épicentre de la catastrophe, l’ancien centre commercial.
Simon était assis dans le compartiment du transport de troupes blindé du SWAT, il détaillait effaré des instruments familiers… L’engin était un Armatek modèle 577, le même utilisé par les militaires, juste légèrement modifié et sans armes de guerre. Le leader du SWAT-5, harnaché en face de lui, brisa la glace.
_ Mike Di Angelo.
_ Simon Pelles.
_ Alors vous êtes de Force Recon ?
_ Administrativement du moins… J’ai fait pas mal de temps dans Dee-One.
_ Impressionnant, j’étais dans les Navy Seals, mais je me suis pété le genoux droit.
_ Ils vous ont sorti pour ça ?
_ Longue rééducation, finalement seul le privé m’offrait une opportunité de faire ce pourquoi je me suis entraîné si dur.
_ Vous avez eu raison, question gratitude, l’oncle Sam n’est pas fortiche.
_ Qu’est-ce qui vous est arrivé à vous ?
_ Mes jambes, un obus.
_ Attendez, vous voulez dire que… Ce sont des prothèses ?
_ Oui, il m’a fallut un sacré bout de temps pour m’y faire… j’arrive presque à marcher sans canne.
_ Vous avez fait votre rééducation où ? A San Diego ?
_ Non, ici dans votre compagnie.
_ Sérieusement ? Vous n’auriez pas fait ça avec une petite brune du nom de Mullins ?
_ Si, vous la connaissez ?
_ Et comment, on va se marier dans deux mois !
Simon eut un sourire serein, décidément, c’était le jour du pardon.
_ Félicitations Mike, vous êtes un mec très courageux !
Le véhicule ralentit jusqu’à s’arrêter, c’était le dernier point contrôlé par la Securitas ; au delà, les combats continuaient.
_ On va devoir continuer à pied Simon, vous nous attendez ici ; installez vous à la console, vous pourrez suivre notre progression.
_ Faites bien gaffe à vous.
Ils se serrèrent la main et le groupe d’assaut se déploya rapidement hors de l’APC ; retrouvant de vieilles habitudes, Simon s’installa dans le siège devant les moniteurs, toutes la télémétrie des agents était répercutée sur la console. Les gars du SWAT allaient d’abord nettoyer les possibles positions isolées, si on arrivait à sécuriser les toits alors le soutient aérien faciliterait grandement le contrôle du District… Ces salopards du conglomérat avaient coupé l’accès à la grille la veille, plus d’électricité, de communications ; combien de victimes collatérales avaient du mourir par manque de soins ? C’étaient les colonies, sauf que ça se passait sur Terre et que les victimes étaient toutes des civils.
« Nous ne sommes plus que des statistiques. »
Des chiffres dans les livres de compte des compagnies, plus rien n’était sacré, la vie humaine avait un prix… Et il était dérisoire. Simon fut tiré de ce cauchemar éveillé par le bruit atténué d’une arme à feu sur la fréquence, un gangster armé d’un lance roquette venait d’être fauché par une balle de dix millimètres. L’équipe continuait sa progression, marchant vite, les pieds bien à plat et l’œil toujours sur la mire ; ils se couvraient correctement les uns les autres, évitant le piège de la vision en tunnel ; des professionnels. Le conducteur du blindé se mit à rouler au pas, suivi par une petite colonne de trois VPB de la Securitas. Simon n’avait rien à faire si ce n’est assister à l’opération, le SWAT-5 était piloté par un coordinateur au central de la Securitas.
Le parking et tous les espaces découverts autour du centre commercial étaient déserts ; les carcasses de quelques motos brûlaient encore, un pickup carbonisé était enfoncé dans la grille d’entrée principale. Adossée à un mur, la grande Alice faisait pression sur sa cuisse gauche pour essayer d’endiguer le saignement ; elle n’avait pas dormi, de peur de ne jamais se réveiller et son corps réagissait trop lentement à son goût… L’hébétude du carnage, elle n’avait jamais rien vu de semblable, pas même dans les reportages sur les colonies. Les règlements de compte entre gangs pouvaient tourner à la fusillade prolongée, mais seulement jusqu’à l’arrivée massive des flics ; là, personne n’avait fait retentir le gong pour marque la fin du round. Ils étaient venus en force pourtant, il y avait au moins une trentaine de gars du bario, et elle comptait quant à elle une douzaine de porte-flingues. Mais les Golden Boyz étaient postés en dehors de l’endroit où leurs ennemis pensaient les trouver ; l’embuscade avait été sévère, puis les flics étaient arrivés et alors tout le quartier s’était enflammé. Tout le monde tirait sur tout le monde, les immeubles se mettaient à prendre feu, les gens sensés tentaient de sortir du district, fuyant et provoquant des accidents… Et ces porcs de flics avaient verrouillé les accès, coupé le jus… C’était la nuit, les flammes, les coups de feu. Alice ne se rappelait plus très bien comment elle avait survécu à la nuit, la peur s’était diluée pour devenir aussi présente en elle que son sang qui s’échappait.
Le bruit d’un puissant moteur cassa le silence pesant, se traînant jusqu’à la fenêtre défoncée, Alice put apercevoir le blindé noir menaçant avec son inscription S.W.A.T. Il s’approchait prudemment du bout de la rue, ne voulant pas être vu depuis le centre commercial ; dans les bâtiments adjacents, des silhouettes furtives se déplaçaient.
« Ces saloperies de tactiques… Je suis foutue. »
La jeune femme considéra longuement sa blessure, elle avait abattu plusieurs gangsters, sa puce était masquée ; coupable idéale, elle n’y couperait pas cette fois. Elle savait dès le départ que la guerre entre les gangs ne profiterait qu’à leurs ennemis ; mais elle devait le faire pour Hans, ou bien sa position de maître du chapitre des Hell’s Angels de San Drad aurait été menacée. Non, elle n’irait pas en taule. Fouillant sur le sol poussiéreux, Alice Veckman chercha son arme.
_ C’est ça que tu cherches ?
Elle se retourna résignée, et reçut un coup de crosse à la tempe qui la plongea dans l’inconscience.
Le groupe d’assaut avait progressé jusqu’à l’épicentre ; il restait autour de l’espace découvert du parking, une poignée de gangsters armés… Les agents n’avaient pas fait dans la sommation d’usage, c’était une zone de guerre. Simon Pelles regardait attentivement la vue aérienne de la cible, Gunner avait du utiliser le réseau d’écoulement des eaux usées pour se déplacer. Et si il s’était retranché à l’intérieur du centre commercial, alors il avait du piéger les tunnels derrière lui. Les entrées du bâtiment seraient un véritable abattoir, il fallait contrôler la surface avec des tireurs d’élite, et faire sauter les charges des tunnels afin de ne pas être pris à revers ; et il faudrait surtout faire vite, avant qu’un excité au central ne fasse donner du canon sur le bâtiment par un des chars de la garde nationale de Californie.
Tous ces détails avaient déjà été visés lors de la planification de l’assaut, la veille au soir ; le SWAT se mit en mouvement alors que les unités de soutient se déployaient aux quatre coins du quartier… Dans l’habitacle exigu et familier du blindé, Simon se sentait de plus en plus frustré. Au bout de quelques minutes, le sol trembla, de la fumée s’échappait des bouches d’égout et par plusieurs autres endroits ; la sortie des Golden Boyz était coupée.
Le blindé avança en tête sur le parking, les agents retranchés dans son sillage. On y était, plus que quelques minutes avant l’assaut du bâtiment. Trois des SWATs attachèrent un câble entre le blindé et l’épave du pickup, puis se replièrent sur les côtés ; lentement et dans un grincement sinistre, l’accès principal du bâtiment fut dégagé.
Un agent jeta une grenade cryogène, puis un petit drone de reconnaissance à roulettes se glissa dans l’entrée ; il eut le temps de transmettre la position de quatre tireurs avant de recevoir une rafale de 7.62. Le haut parleur du blindé s’activa.
« Le bâtiment est encerclé, un téléphone va être amené dans l’entrée par un drone semblable à celui que vous venez de voir… Ne tirez pas ou nous ne considérerons plus la négociation comme une option. »
_ Qu’est-ce qu’on fait Gunner ?
Le Jimmy Dee d’aujourd’hui n’était plus celui de la veille ; il avait connu la peur, et la jubilation intense de la survie dans un combat à mort. Il se sentait très différent, sa vision du monde était différente… Il éprouvait un respect certain pour Gunner, et pourtant c’était un blanc ; mais face à la mort, la couleur de peau ne comptait pas. L’existence qu’il avait menée jusqu’ici semblait comme un rêve éveillé pour Jimmy Dee, il commençait à peine à comprendre ce qu’était la vie, et à savoir apprécier pleinement ces sensations. Au mieux, il finirait vendu comme main d’œuvre pénitentiaire dans les colonies ; au pire, il mourrait ici l’arme à la main… Ou bien était-ce l’inverse ?
_ Ce n’est pas moi qui décide Jimmy, Jimmy Dee est son propre patron, pas vrai ?
_ Véridique, on est refaits, on est baisés jusqu’à l’os… Je veux pas finir dans un frigo à destination de nulle part.
_ Je te comprends.
Jimmy épaula son type-14 et lâcha une rafale de trois cartouches sur le drone de communications comme le lui avait appris Gunner, mouche au premier coup.
_ Ca y est.
_ Bonne chance… Et faites leur connaître l’enfer.
_ L’enfer c’est là où on vit, mec.
Toutes les unités d’assaut étaient en place, toutes les sorties couvertes par des tireurs d’élite et les tourelles des VPB de la Securitas… Les Golden Boyz venaient de signer leur arrêt de mort.
_ Forward Cinq à toutes les unités, on lance l’assaut à mon signal… Go ! Go ! Go !
Un barrage de grenades cryogènes enveloppa le hall dans sa fumée froide, boucliers en avant, les éclaireurs ouvrirent la marche et le tireur derrière eux arrosa les positions des gangsters au lance-grenades. Il y eut quelques explosions et cette fois-ci ce fut toute la troupe qui se glissa le long des murs jusqu’à l’intérieur du centre commercial.
Sur les écrans, l’engagement fut bref ; chaque cible apparaissait clairement sur le dispositif HUD des agents, puis elle était neutralisée en un temps record ; ces mecs étaient des champions du tir réflexe. Six gangsters au tapis, deux d’entre eux toujours vivants, l’entrée était sécurisée.
« Je suis Gunner, je sais que les Golden Boyz n’ont aucune chance face à un groupe d’assaut entraîné et bien équipé… Je mène la défense pendant une bonne partie de la journée et de la nuit pour attirer une riposte ciblée, je profite du couvert de la nuit pour sortir du centre commercial… Je sors du District d’une façon ou d’une autre, et je gagne encore du temps… En réduisant en poussière le bâtiment où je suis supposé me trouver ! »
_ Pelles pour Forward Cinq, repli immédiat !
_ Confirmez ?
_ La structure doit être piégée comme les tunnels, faites un visuel sur les piliers.
Tout se mettait en place, Gunner avait sûrement manipulé ces gosses à la façon, dont les forces spéciales US, étaient entraînées à endoctriner les autochtones ; il savait qu’ils feraient les fiers et ne se rendraient jamais aux « flics ».
_ Il faut boucler les checkpoints, fouiller tous les véhicules sortants de la zone, même les nôtres… Espérons qu’il ne soit pas trop tard, après un coup pareil, je me demande bien ce qu’il nous prépare.
_ Et les suspects restant dans le bâtiment ?
_ Ils sont coincés, laissons les mijoter avec un char devant leur porte ; ils auront le loisir de réfléchir et la faim finira par les décider à se rendre… C’est beaucoup moins glamour qu’un dernier carré comme mort .
Kurt balança le téléphone par la fenêtre de l’ambulance qu’il avait volée un peu plus tôt ; scrutant le ciel à la recherche de la colonne de fumée qu’il s’attendait à voir apparaître, il eu une grimace déçue en tournant dans une ruelle pour abandonner le véhicule.
« Ne jamais faire confiance à des amateurs… J’ai placé ces charges moi-même, c’est tout de même pas compliqué d’appuyer sur un putain de bouton ! »
Le fugitif ouvrit la porte arrière et descendit la jeune femme inconsciente ; s’emparant d’un sac de premier secours ; il déboucha les sels d’ammoniaque et les lui passa sous le nez.
_ Debout Cendrillon, c’est ton jour de chance… Tu ramènes un sacré beau mec à la maison.