Ce type était une catastrophe, un mort en sursis… Mais ce n’était pas vraiment le problème, le problème était qu’il risquait bien de faire tuer toute personne dans son entourage immédiat sur le terrain.
C’était ce qu’on appelle un « semper psycho », le genre de type à arborer son blason d’unité tout le temps, à raconter à tout le monde ses faits d’armes imaginaires, à croire que le plus dur de la vie d’un marine se résumait au programme d’entraînement, et aux petites misères infligées par les sergents instructeurs.
Au sein du SSP, on l’appelait « Leech » ; la sangsue, par ce qu’une fois qu’il avait commencé à vous scotcher, difficile de s’en débarrasser… Son vrai nom, personne ne s’en souvenait à part l’administration.
Et bien sûr, comme il n’était pas du genre à faire ami-ami ou à participer au concours de branlette de la formation, Gilles Smith avait hérité de Leech comme observateur. Smith avait eu la bonté d’âme d’adresser à Leech un avertissement, tant qu’il garderait le silence, tout se passerait… A défaut de bien se passer.
Mais voilà, ça faisait deux semaines que le Peloton faisait la plante avec le QG du bataillon ; monter la garde, creuser des trous, remplir des blocs défensifs préfabriqués avec de la terre… Un boulot de grouillot, indigne de tireurs d’élite. Et enfin, la mission était tombée ; on avait demandé le meilleur tireur du bataillon, et le nom de Smith était sorti.
La mission est on ne peut plus simple : infiltration derrière les lignes ennemies, progression jusqu’au QG d’une division chinoise, et carton sur tout ce qui porte des marquages d’officier supérieur. Gilles Smith attend ce moment depuis qu’il a signé chez les marines, il va enfin coller un être humain dans son viseur et presser la détente.
Leech est stressé, chargé comme un baudet, il a des quintes de rire nerveux… Tous les symptômes d’une maladie mortelle : la trouille. Il n’est pas prêt, il va être un poids à traîner pour son tireur. Mais alors, une idée germe dans la tête de Gilles Smith ; il l’écarte une première fois, pour la forme, puis la considère plus sérieusement…
A partir de l’insertion, le trajet n’est pas de la tarte ; Smith doit jouer au baby-sitter, et surtout imposer le silence à Leech, ils croisent deux patrouilles ennemies et il s’en faut de peu que le sniper et son observateur soient découverts ; finalement, ils arrivent deux jours plus tard aux abords du camp et peuvent sélectionner un spot.
Il y a un spot logique, un bon point de tir ; Leech est mauvais, il ne le trouvera pas, alors comme un bon boulet, il laissera son tireur décider pour masquer son incompétence… C’est là, que le plan de Smith se met en branle. Ils s’installent, ils vont rester un petit moment pour observer le camp : marquer leurs cibles, préparer leur sortie.
Première étape, allonger le quart pour fatiguer Leech, il faut qu’il dorme bien profondément. Deuxième étape, saboter les enregistreurs, et transformer l’émetteur de Leech en joli phare radio. Troisième étape, aller se positionner sur le vrai spot de tir, en silence.
Leech est réveillé par la sirène d’alarme du camp chinois, la foule s’y agite ; le plus préoccupant est l’absence de son tireur à ses côtés, comme on peut s’y attendre, Leech panique et appelle Smith à la radio, en totale violation des consignes de silence.
Gilles Smith a abattu trois cibles, il s’est ensuite replié sur son second spot, hors de question qu’il rate le spectacle et les cibles qui lui reviennent de droit ; finalement, Leech va lui être utile. La patrouille chinoise partie à la recherche du sniper, ne se doute pas que sa balise radio est un appât, et qu’ils sont les cibles secondaires que Gilles Smith s’est attribué pour le plaisir d’ajouter quelques morts confirmés à son tableau de chasse. Pour une première mission, Smith va exploser les records et débarrasser le peloton de Leech par la même occasion… D’un autre côté, il mourra en héros, c’est bien ce qu’il voulait, non ? Etre un héros ?
Dans son réticule de visée, Smith regarde Leech commencer à comprendre le piège dans lequel il est tombé ; son tireur ne répond pas à la radio, et cet APC rempli de soldats chinois très mécontents, qui se dirige à présent vers sa position. Gilles est confiant, il pourra se faire quasiment un peloton entier.
La mission est un succès, à part sa famille au pays, personne au sein de peloton ne va pleurer Leech ; c’était un cadavre en sursis, tout le monde le savait. Les remplacements prendront un bon moment avant d’être disponibles, Smith pourra enfin faire cavalier seul, et mener la chasse à sa guise.
C’est peu de temps après que « la tombe » a été transféré au peloton, c’était une légende, un type avec plus de cents tués confirmés. Le sergent Toombs avait aussi perdu son observateur, c’était surprenant qu’il choisisse de faire équipe avec Smith, et encore plus surprenant qu’il laisse un gamin tirer à sa place ; mais ils ont fait équipe un bon bout de temps. Smith a du apprendre pas mal de « la tombe » ; ils étaient pareils, ils parlaient pas, leur vie avant le corps, ça ne les intéressait pas ; tout ce que ces deux déglingués adoraient, c’était la brousse et le tir.
La dernière mission qu’ils ont fait ensemble, c’est une légende au sein du peloton des éclaireurs tireurs ; un truc secret pour le renseignement… Ils ont embarqué deux fusils, un truc qui d’habitude ne se fait jamais. Seul Smith est revenu de cette mission, la légende voudrait que les deux tireurs se soient affrontés, un truc de dingue, en fait la tombe a sûrement été flingué par Charlie. Mais les mythes ont la peau dure.
Après ça, il n’y a plus eu qu’un seul meilleur tireur, c’était la sentence. Il a continué seul, il les a flingués les uns après les autres ; cent morts, puis ça a continué, il s’inventait des missions, choisissait des challenges ; un jour il a flingué un type en allant à l’encontre d’un ordre direct, et on l’a mis à la porte… Sans son contact aux services secrets, il aurait eu droit à la court martiale.