Le capitaine Cable passa ensuite à la seconde phase de son plan, si les patrouilles ennemies étaient en danger, leurs bases devaient l’être aussi ; l’ennemi ne devait plus pouvoir se sentir en sécurité nulle part. Ce furent d’abord les routes et abords des exploitations ; des unités de snipers de deux hommes, équipés d’armes capturées sur des morts chinois, abattirent des officiers et sous-officers isolés. Parmi les troupes, ces morts par arme amie semèrent la suspicion, et provoquèrent des baisses de moral, le personnel d’encadrement expérimenté commença aussi à manquer pour les unités de terrain. Les chinois ne se montrèrent plus aussi librement, fortifiant leurs positions ou se déplaçant en véhicules blindés ; leur crainte fut visible des colons de New Boston.

_ Laisse le, il est mort !

Pelles récupéra le matricule glissé dans la botte du mort et tira de toutes ses forces O’Reilly par la manche afin qu’elle se mette à couvert.

_ Reprends-toi sergent !

Il se redressa par dessus la bille de bois et lâcha une rafale courte sur la première forme humaine visible dans la distance.

_ Il faut qu’on bouge, on va se faire fumer !

Il saisit une des grenades cryogènes de son harnais et la lança un peu plus haut dans le vent, afin de masquer sa signature à l’ennemi ; le nuage de neige carbonique commença à se diffuser et Pelles se prépara au repli. O’Reilly rechargeait son arme, elle commençait à abandonner son jeune subordonné mort un instant plus tôt, pour se focaliser à nouveau sur la situation et le sort des vivants. Dans un rugissement, un blindé léger Chinois sortit de la piste et commença à arroser les positions de l’OTAN à la mitrailleuse.

_ Maintenant !

O’Reilly lâcha une rafale pour couvrir le marine, une fois en position Pelles fit de même alors que l’Irlandaise le rejoignait. Simon donna un coup dans l’émetteur collé sur son oreille droite, il n’y avait plus que de la friture ; il fallait signifier à toute l’unité de se replier dans la forêt.

_ Sergent, ma radio est HS, donne le signal de repli !

L’artillerie ennemie se mit à donner du canon ; il fallait baisser la tête et zigzaguer avant que leur observateur avancé ne corrige le tir. O’Reilly beugla dans son micro et tout le monde se retira.

_ Point de repli Tango !

Les marines et les gardes Irlandais disparurent dans la forêt, courant à en perdre le souffle ; Pelles rechargea son fusil chinois type 14 en passant le sélecteur sur semi automatique, puis il fit volte face à mi hauteur de la colline, pour ralentir d’éventuels poursuivants. Mais Charlie avait appris sa leçon, il ne poursuivrait pas pour tomber dans une autre embuscade ; il avait déjà eu une surprise en essayant de déloger les deux snipers qui avaient pris pour cible la jeep sur la route, la force de dégagement d’O’Reilly ayant alors engagé les renforts chinois en chemin.

Pelles et la Sentence rentrèrent au camp à la nuit tombée, l’ennemi avait pris ses morts et ses blessés puis était reparti ; les deux snipers avaient attendu pour récupérer le corps du jeune garde Irlandais. C’était le premier mort allié depuis le début des hostilités, et Simon se disait que ça devait aussi être le premier mort sous les ordres du sergent chef des gardes. Elle remercia les deux marines, mais se heurta au froid réalisme du caporal Smith.

_ Faut rien gâcher sergent, ce môme avait encore tout son bardas sur lui.
_ Il avait un nom, marine.
_ Et ça lui fait une belle jambe maintenant, sergent. Il serait encore en vie s’il avait bien bouclé son gorgerin, au lieu d’emporter toutes sa cantine avec lui pour une embuscade.

O’Reilly se tendit, prête à la bagarre, mais Pelles s’interposa entre son caporal et elle.

_ Il avait pas besoin de dire ça, mais il n’a pas tort non plus. Au point où on en est, on a besoin de tout ce qu’on peut trouver comme équipement. Quant à toi Smith, fous moi le camp, va bouffer et dormir un peu.

Le sniper partit, et eut la délicatesse de ne pas rappeler qu’il comptait bien récupérer les bottes du mort, vu qu’il était allé le chercher. Simon s’assit sous la bâche couverte de camouflage et prit un trait d’eau du tube de son camel back, fouillant dans le sac du mort pour y dénicher des conserves.

_ Assieds-toi sergent, faut manger.

Il lança une des boîtes à l’Irlandaise et s’ouvrit la deuxième avant de manger sans état d’âme.

_ Ceux qui t’ont dit qu’on ne s’y faisait jamais te racontaient des cracks, tu dira à ses parents qu’il est mort courageusement et tu fera ton deuil, toi aussi… La deuxième perte est plus facile à encaisser.
_ Tu en as déjà perdu combien Pelles ?
_ Trop, qu’est-ce que tu crois ? Ce sont malheureusement des choses qui arrivent, quand des gens armés jusqu’aux dents essayent de se tuer. Un jour ou l’autre, il y en a un qui réussit.
_ Et ça ne te fait plus rien ?
_ Tout ce que ça peut te faire, c’est du mal, alors à quoi bon ? On ne peut pas se payer le luxe de perdre l’appétit ou le sommeil, se défoncer en permanence non plus ; sinon plus de nos gars meurent, c’est un cercle vicieux. Une journaliste a écrit ce truc que je trouve bien, «avec la patience des bons soldats, ils attendent la fin de la guerre pour la rancœur et la tristesse»… On pleurera nos morts après la guerre, sergent.

Pelles racla le fond de la boîte puis se lécha les doigts, il releva les yeux sur l’OR-7 Irlandaise, toujours figée et lui adressa un regard désapprobateur.

_ Mange, je te dis.