Dans chaque grand complexe urbain de la Terre, il y avait un bar comme le Whisper ; c’était le genre d’endroit où l’on ne tombait jamais par hasard, excentré, privé et dangereux.
Le Whisper se trouvait non loin des pistes de l’Astroport Yeager, en fait, le bar était un hangar de travaux et son parking une zone de construction pour un nouveau terminal de l’Astroport ; étrangement, les travaux n’avaient jamais vraiment commencé et le Whisper trônait au milieu de cet endroit discret depuis la fin des années 30.
Toute société sait ménager une zone tampon, un endroit pour les interdits, un vivier de compétences spéciales ; le Whisper était cela, avec la bénédiction silencieuse des corporations du conglomérat de San Drad. Si vous aviez besoin d’un mercenaire, le Whisper était l’endroit où le trouver. Les contacts se faisaient via des intermédiaires, souvent des membres de services renseignement gouvernementaux, lesquels émargeaient pour un bonus dans le secteur privé ; ces hommes connaissaient généralement le dossier des gars présents au Whisper, quand ils ne les connaissaient pas directement d’opérations barbouzes dans les colonies.
Kurt avait rapidement trouvé sa place ici, nombre de gens avaient souhaité devenir ses amis, des messieurs Smith ou Johnson, anonymes, les poches remplies de liquide et des cartes de transfert sur des comptes offshore prêtes à l’emploi.
Mais Kurt n’était pas prêt à retourner hors-sol, il avait peur ; il avait préféré devenir fournisseur, la gestion il connaissait et intimider ou torturer, aussi. Bernard l’Amoureux, le taulier du Whisper et un ancien légionnaire, avait pris Kurt sous son aile, faisant de lui son bras droit et représentant attitré. L’Amoureux était célèbre dans le milieu, il avait monté le premier trafic sur New Ghandi ; on le suspectait bien sûr d’avoir encore des liens avec les services secrets français, mais aujourd’hui il commençait à se faire trop vieux pour faire autre chose que profiter des fruits de son business. Le vieux Bernard avait bouffé sa dose d’agents chimiques et de radiations, il payait la note à présent ; chaque mois, il devait s’offrir une très coûteuse séance de maintenance dans un laboratoire de Technocorp pour que des nano-machines spécifiquement programmées fassent le ménage dans son organisme.
Ce soir, Bernard avait demandé à Kurt de passer au bureau ; la cuisine du Whisper. Bernard ne cuisinait plus que rarement, et seulement pour ses amis, or il en restait peu encore en vie. Ce soir, il avait préparé un lapin sauce moutarde et débouché une bouteille de côtes du Rhône ; voir ce vieil homme à la carrure de gorille, la clope au bec et un vieux holster de cuir sous l’aisselle, s’activer derrière les fourneaux avait quelque chose de magique.
_ Caïn, sers un verre à l’américain.
L’Américain, c’est comme ça qu’il appelait Kurt ; Caïn était le garde du corps de Bernard, un type au visage de vipère, le cheveux filandreux et pas impressionnant au premier coup d’œil ; la légende voulait que Caïn soit un androïde, personne n’avait pu la vérifier jusqu’ici. Bernard finit par amener la terrine en fonte fumante jusqu’à la table.
_ Je t’ai fait des frites avec ça l’Américain, des vrais frites french fries, pas ces bâtonnets fadasses qu’ils foutent partout chez vous. Ce sont les trucs artificiels qui nous tueront tous l’Américain, regarde moi, c’est pas le bon gras qui m’emportera, plutôt ces saletés de trucs chimiques et d’avoir baigné toute ma vie dans un réseau d’informations invisibles… Merde, ils pensaient à quoi à l’époque ; on interdit la clope aux femmes enceinte mais pas le téléphone portable, hein ?
Kurt hocha la tête, goûtant le vin pour lequel il n’avait aucun palais.
_ Tu sais petit, j’aime assez que tu parles pas trop, mais je vais te dire… En ce moment, tu m’inquiète un peu, pas vrai Caïn qu’il m’inquiète le petit ? Moi je te voyais bien reprendre la baraque fils, mais tu ne fais pas assez attention à toi.
Caïn servit un nouveau verre à son patron, lequel se mit à remplir l’assiette de Kurt généreusement puis la sienne, laissant l’homme de main assis dans son coin.
_ Ils ont du t’en demander des déguelasseries pour que tu te déteste autant, l’Américain ; ce n’est pas facile de mettre tout ça dans un tiroir et de le refermer une fois la journée finie. Dans notre partie, tu ne peux pas rentrer le soir sauter bobonne, regarder ton match et border tes enfants ; ça peut venir de partout et n’importe quand. Si tu as une famille alors tôt ou tard ils l’enlèveront et lui feront des trucs horribles. La seule vérité qui peut te faire tenir en équilibre sur le fil, c’est que c’est une fatalité, la violence entraîne la violence, l’action appelle la réaction ; ça bouge tout le temps et la seule chose que tu puisses faire, c’est d’être prêt à répondre un ton toujours plus haut que le type en face, jusqu’à ce qu’un autre joueur le remplace. Comme ils disent chez vous, la paix grâce à une puissance de feu supérieure.
_ Merci du conseil Bernard, mais c’est pas tellement ça.
L’Amoureux nettoya ses lunettes et fixa Kurt d’un air sévère.
_ Fils, tu peux pas arrêter de dormir ad-vitam eternam en t’enfilant des amphétamines à la chaîne ; il faut que tu redescendes avant de te griller… Le business Kurt, c’est ça qui est important. Maintenant si quelque chose à part la trouille te tourmente, il faut le régler, tu piges ?
Caïn regarda les mains de Kurt, puissantes mais nerveuses puis attendit la pause entre les deux hommes pour s’exprimer sur un ton modulé.
_ Le mariage ou toute union repose sur la volonté mutuelle des parties qui la composent de s’accorder, dans le cas d’une union bipartite, si l’une de ces volontés change, alors l’union n’existe plus.
Les deux hommes le regardèrent d’un air vide, et il désigna l’alliance au doigt de Kurt ; Bernard se renfrogna et se resservit pour manger de plus belle, se posant uniquement pour respirer ou boire son vin. Kurt se resservit du vin.
_ Caïn n’a pas tort, ça confirme ce que tu disais Bernard, tout fout le camp… Et ça, ça me tue.
_ Tant pis, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? La psychologie c’est comme les téléphone portables, on aurait mieux fait de réfléchir aux effets à longs termes avant d’en faire la panacée miracle. Si même un gars costaud comme toi devient une chochotte, alors la race humaine est foutue ; les gonzesses prendront le pouvoir et là, pour de bon que tout foutra le camp !
Immédiatement, le français jeta un regard noir à son garde du corps pour lui intimer le silence.
_ Non Caïn, ne me dis pas que des sociétés matriarcales sont viables, depuis le temps tu devrais avoir intégré que je suis comme ça, ça ne changera pas et c’est tout ! Qu'est-ce que tu y comprends toi aux femmes, de toute façon?
Caïn ne répondit rien.
_ Bon, l’Américain, on a une livraison de software ce soir au club Stain ; tu pars après le fromage.