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7 ans de malheur

La dernière lampe s’avoua vaincue et la pénombre conquit l’appartement, seule parmi ses meubles Cassandre regrettait presque d’avoir refusé l’invitation de D,  mais tout cela allait si vite, le pire était que D lui laissait toujours le choix et que malgré toutes ses réponses négatives de départ Cassandre finissait toujours par accepter. Arpentant l’appartement silencieux Cassandre guettait les signes, mais seul persistait le rugissement du monde extérieur, il semblait bien plus vivant qu’à la lumière du jour ; et le sommeil était absent, tout son corps, son être, demandaient à Cassandre de sortir, ses veines elle-même semblaient brûler de désir. Dans cette obscurité seules subsistaient les veilleuses de quelques appareils électriques, et là sur la table basse brillait le chiffre digital un, sa couleur verte chassait les ténèbres, peu à peu les yeux de Cassandre s’accoutumèrent et elle distingua que ce monde si plein de mystères et de promesses n’était que son monde intérieur plongé dans le noir. La jeune légiste se décida enfin à appuyer sur le bouton lecture de son répondeur téléphonique, depuis combien de temps l’avait-elle négligé ? Le bip synthétique fit place au bruit d’un combiné malmené et à une voix haletante, une voix blanche et à cheval entre les mondes. « La fée verte…Fuyez, je l’ai vu. » Jacob avait raccroché brutalement et la tonalité se fit entendre quelques secondes ; Cassandre restait debout et interdite, la peur, animal traqué et caché dans ses tripes fit de nouveau surface pour se mettre à courir partout dans sa tête : que faire ? Appeler la Police ? Elle n’était pas sure de vouloir avoir affaire à Harrison dans cet état. D ? Non, D n’attendait que ça pour la prendre dans ses filets. Peut être que le comte Orlock voudrait bien la laisser travailler ce soir, oui il lui donnerai une récupération mais ne ferai pas d’histoire et elle se sentirai bien mieux à l’hôpital avec Harold à qui parler si elle avait peur, le vieux vigile avait une sérénité qu’elle enviait à présent. Cassandre s’empara de son téléphone et appela Charon la chauffeuse de taxi, enfournant des affaires dans son sac elle y laissa le beau démon aux lèvres rouges et à la peau blanche porcelaine. Sitôt le coup de klaxon retentit, la jeune femme dévala les marches pour s’engouffrer dans la voiture.

_A l’hôpital !

_Moi aussi je suis contente de vous voir mademoiselle.

Le taxi s’ébranla  sous la main sure de la conductrice qui bricola un peu avec sa radio avant de jeter un coup d’œil à sa passagère dans le rétroviseur.

_Ca va pas, vous êtes toute pale ; c’est peut-être une ambulance qu’il aurait fallu appeler.

_Roulez, roulez et ne vous arrêtez pas.

Charon ricana avant de monter le son de son autoradio crachant « The Road to Hell », la folie menaçait d’engloutir le taxi à tout moment, Cassandre se mit à sangloter en réalisant son impuissance comme face à une douleur que l’on ne peut qu’endurer sans être vraiment sur de ne pas basculer dans l’hystérie. La Chrysler jaune glissait avec aisance au sein des fleuves lumineux courrant dans les veines de la cité, là-bas au sommet de sa colline le château du comte Orlock attendait patiemment le retour de la souris perdue dans le labyrinthe. Cassandre n’eu pas longtemps à souffrir et Charon la déposa sur le trottoir devant la grande entrée, avant qu’elle ne réalise et paye sa course le taxi était parti en trombe pour céder place au ballet des ambulances ; sans attendre la jeune femme passa les portes, dans le hall la réception était fermée, Harold faisant sûrement sa ronde ailleurs. Les quelques escaliers vers la crypte furent avalés rapidement et Cassandre malmena son casier pour enfiler sa tenue verte et sa blouse, arrivant dans la grande salle elle trouva le vieux penché sur un client, équipé comme on ne le voyait plus souvent le docteur Eisenberg officiait avec précision mais ses gestes étaient au contraire de son apparence cadavérique emplis d’une grâce de pianiste, il était visible que l’homme aimait passionnément son travail.

« Approchez Cassie, nous ne serons pas trop de deux ce soir mon enfant…Il semble que les clients se pressent à la porte et comme je dis toujours : la mort n’attend pas. »

S’assurant que son trouble n’était pas visible sur son visage, Cassandre se réfugia avec délectation dans la mécanique des gestes impersonnels la transformant en cette exploratrice de l’intimité des hommes, cette géographe du corps humain que des années d’études avaient servi à former ; gants, tablier masque et lunettes.

_Par balles, j’en ai extrait déjà onze tirées de face et légèrement de haut, une exécution à bout portant probablement lorsque la victime était à genoux.

_Et suppliait pour sa vie…

_Ce genre d’assomption ne pouvant être scientifiquement vérifiée, je vous serai gré de vous abstenir de ce genre de commentaires improductifs à l’avenir Cassandre.

_Il n’est pas bien frais notre client docteur.

_Judicieuse remarque mon enfant, mais voyez les organes internes ne font remonter la mort qu’à hier soir, en fait ce monsieur a passé quelques temps dans une benne à ordures et j‘ai noté des morsures de charognards de ci de là, des rats de belle taille.

_Et l’arme ?

_Je ne suis pas un spécialiste de la balistique mais pour en avoir vu souvent je parierai sur un calibre 45, je ne serai pas surpris si le labo nous dit que le canon de l’arme a été rayé.

_Oui, probable ; notre homme a des traces de piqûres là aux chevilles, toxicologie ?

_Analyses en cours, les poumons étaient en mauvais état…Crack sûrement, notre monsieur était un touche à tout…Ah ! La voilà ma petite douzième, elle ne veut pas venir la coquine.

Le travail continua tard dans la nuit, le corbeau n’avait pas menti et les clients étaient nombreux ; Eisenberg éreinterai tout le service si nécessaire pour ne pas demander de l’aide au labo de médico-légale fédéral, vers trois heures il décida tout de même de s’accorder une pause.

« C’est du bon travail, nous pouvons faire un break Cassie ; soyez gentille et allez donc me chercher le planning, j’ai du le laisser sur mon bureau. »

Cassandre était une rapide, elle ne prenait pas le temps cérémonieux du comte Orlock pour se désinfecter ; elle fit une rapide transition et quitta la salle de travail pour entrer dans le cabinet du chef de service. Le bureau était étroit et encombré par des vieux meubles classeurs en fer croulant sous les papiers, de ci de là quelques bibelots tentaient de faire pression sur cette masse et la tenir en équilibre ; au mur des têtes d’animaux aux regards sans vie observaient Cassandre à chacun de ses pas, la taxidermie était une passion d’Eisenberg en dehors de son travail. La plaquette de bois du planning gisait sur le bureau quasi désert, à la lumière de lampe de banquier 1900 Cassandre s’arrêta et redressa la tête ; elle n’était entrée que peu de fois dans le bureau du comte Orlock, là pendu au mur comme un roi trônant parmi les animaux, un masque de sorcier africain en bois noirci au feu la jugeait sans pitié aucune. Les formes dures évoquaient un visage sévère et terrifiant, il semblait tout savoir des gens qui se présentaient devant lui, il était l’omniscience absolue ; Cassandre sursauta quand la voix nasillarde du vieux la surprit dans son dos.

« Sorciers, guérisseurs, médecins ; tout cela appartient à la même tradition, je regrette que les savoirs ancestraux se perdent, la transmission du savoir était surtout orale et confidentielle en Afrique vous savez. Or le savoir et ces gens le savaient bien, c’est là le véritable pouvoir. »

Il arracha la plaquette des mains de Cassandre et s’en retourna calmement vers la salle de repos.

« Le savoir a un prix Cassandre et le café ne se fera pas tout seul. »

A reculons la jeune légiste quitta le bureau pour ne pas tourner le dos au visage terrifiant, puis elle ferma la porte avec mille précautions.
Page vue 55 fois, créée le 05.09.2007 22h49 par guinch
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