L’idolâtre n’avait rien de gothique au sens architectural du terme, il était plutôt dans une tendance que l’on aurait pu qualifier d’industrielle si ça avait bien été là une volonté artistique de son propriétaire ; maintenant que Cassandre lui faisait face, elle doutait vraiment qu’une telle volonté ait pu motiver le choix d’un ancien abattoir pour installer un club. Vu de dehors tout semblait mort, seule une porte encastrée au fond d’une ruelle parsemée de containers était encore éclairée ; ici pas d’enseigne aux néons baveux, juste une adresse. Le moteur du taxi ronronnait comme un vieux chat près d’une cheminée, il faisait froid dehors ; le chauffeur se tourna vers Cassandre.
« Z’êtes sûre de bien vouloir que je vous laisse ici ? »
Un instant, Cassandre douta que la femme assise sur le siège du conducteur put être inquiétée par le décor, non ses mots sonnaient plutôt comme un avertissement lugubre, connaissait-elle cet endroit ? Comme hésitant avant de faire le grand saut, elle restait assise dans le taxi à contempler la ruelle de l’autre côté de la vitre sale ; inspirant un grand coup elle répondit :
« Ca ira, merci. »
Ses doigts caressèrent longtemps la poignée en inox avant de tirer dessus pour libérer la portière, dans le froid mordant, Cassandre sortit et sentit tout son corps se raidir dans cet effort de volonté ; un pas après l’autre elle traversa la rue déserte, derrière elle le taxi attendit un bon moment avant de partir comme un charognard déçu. La saleté d’une vie passée dans l’horreur imprégnait l’endroit comme de la graisse, c’était d’ailleurs plus une impression qu’autre chose car il n’y avait plus de sang coulant dans les rigoles depuis longtemps ; approchant de la porte, Cassandre ressentit la vibration traversant les briques du mur, une pulsation basse et violente comme un cœur battant à tout rompre. Lentement, très lentement sa main s’apprêta à se poser sur le bouton usé de l’interphone, la porte de fer noir semblait toute prête à l’avaler. Avant que la jeune légiste n’ait pu sonner, une voix grave jaillit de l’interphone.
« C’est un club privé. »
D’habitude Cassandre ne manquait pas de répartie, mais là, cette voix sortant de l’interphone tonnait comme celle d’un démon tout droit sorti de l’enfer ; cette sensation était si puissante qu’elle lui fit tourner les talons. C’est alors que le visage de la jeune femme s’écrasa en douceur contre la surface humide et lisse d’un blouson en cuir ; l’odeur de tabac froid, de poudre et de sueur la saisit alors que deux mains puissantes l’agrippaient par les bras, en un rapide mouvement de valse elle se retrouva douloureusement plaquée contre le mur de briques.
« Mais qu’est ce que vous foutez là ? »
Harrison avait du mal à se contenir, ses yeux rougis et usés trahissaient une insomnie prolongée alors que sa main droite aurait voulu gifler la doctoresse à la volée ; frappée de stupeur, cette dernière bafouillait, reconnaissant à peine le détective.
« Ca vous suffisait pas de fouiller l’appartement de la victime, fallait aussi que vous veniez fouiner par ici ! Vous voulez vous faire tuer aussi ou quoi ? »
Il l’attira vers lui puis la rejeta contre le mur, reculant il passa une main dans ses cheveux sales et appuya l’autre sur la crosse de son pistolet ; Cassandre se ressaisit et son étonnement fit place à de la colère, avec ses manières de stéréotype bourré de testostérone, Harrison avait tout de même porté la main sur elle.
« Vous êtes complètement cinglé, vous m’avez foutu une trouille monstre ! Sale con ! »
Il ne faisait que peu attention à elle, puis passant la main au creux de ses reins, le policier en ressortit une paire de menottes et s’approcha l’air décidé, la colère de Cassandre refit place à la peur.
« Mais qu’est-ce que vous faites ? Lâchez-moi ! »
Harrison la plaqua sans ménagement face contre le mur et entreprit de la menotter, sa force et son habitude de la manœuvre étaient irrépressibles pour la jeune femme, irrité il tenta de lui clouer le bec.
« Je vous arrête pour obstruction à la justice, ça vous suffit ? »
Tordant les menottes le flic l’emmena vers la voiture banalisée garée à deux rues de là, incognito ; la douleur cisaillait les poignets de Cassandre presque aussi douloureusement que la peur lui étreignait le bas ventre ; la main lourde de Harrison la força à se courber et s’asseoir sur la banquette arrière, il referma la portière et alla s’asseoir à l’avant, dans un claquement sinistre la fermeture centralisée verrouilla la voiture. Une bonne minute passa avec pour seule distraction le boucan de la respiration haletante qu’Harrison tentait de maîtriser à grande peine, puis soudainement il se tourna vers Cassandre.
« Vous êtes barge hein ? Vous êtes une putain de fétichiste morbide ou encore une sale petite bourgeoise qui a envie de se salir un peu juste pour voir quel goût ça a ? Mais là ma petite dame ce n’est pas un jeu, du moins pas un jeu auquel vous aimeriez jouer, vous pouvez me croire. »
Cassandre grelottait maintenant, elle n’était pas rassurée non plus ; elle tenta maladroitement de parler et n’arriva qu’à ouvrir et ferme la bouche en silence deux ou trois fois. Le seul progrès notable fut de voir les traits d’Harrison s’égaliser, il reprenait peu à peu son calme blasé de macho ; au bout de quelques minutes presque toute la tension s’était évanouie d’elle-même.
« Je vais vous reconduire chez vous et passer l’éponge cette fois encore toubib mais vous devriez me laisser faire mon boulot et faire le vôtre, ce macchabée était votre voisin mais vous en verrez un tas d’autres alors lâchez l’affaire avant que ça ne vous dépasse. »
Cassandre se laissa aller contre la banquette, cherchant son appui et essaya de se calmer elle-aussi ; dehors tout était mort, le premier impact fut comme un rêve puis les autres suivirent toujours plus rapides et sonores, la voiture bombardée par la pluie en devenait presque intime.
« Ecoutez doc j’ai rien avalé de solide depuis bientôt deux jours, ça vous dirai de vous remettre d’aplomb vous aussi ? Je vous invite…Sans rire. »
Il lui présenta un sourire tordu, son visage ressemblait à un rocher plein de fissures et sa barbe à de la mousse rongeant ses joues, mais ce qui finit par convaincre Cassandre furent ses yeux rougis, les yeux d’un clebs qui se prendrai régulièrement des raclées. Elle parvint à articuler un oui timide et il revînt à son côté pour la détacher prudemment avant de la faire passer sur le siège du passager et de l’entourer dans une couverture, puis conduisant d’une façon outrageusement prudente il roula jusqu’à un restaurant pour camionneurs aux marches de la ville.