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Chasse aux sorcières

Quand Cassandre ouvrit les yeux il était 15h, ses membres étaient engourdis, elle avait toujours cette impression nauséeuse, la bouche pâteuse et les yeux brûlants…Elle aurait tant aimé pouvoir se lever à la nuit tombée, elle était désormais prisonnière des murs de béton formant son appartement. Rejetant la couette trop chaude sur le côté, la jeune femme brune s’assit au bord du lit, ses jambes picotant agréablement dans la froideur suivant l’éveil ; sa main droite parcourut ses cheveux gras alors que la gauche plongeait à tâtons vers la table de nuit pour y trouver une cigarette. Le crissement de la roue sur la pierre, le feulement rauque du gaz enflammé, le frétillement du papier et du tabac se consumant, puis enfin le bruit sourd de l’inhalation ; le rituel matinal dura une petite éternité, d’une main paresseuse Cassandre effleura la télécommande de sa chaîne hi-fi et les pulsations arythmiques d’un morceau de The Cure remplirent l’air immobile : All cats are grey.

Plus tard : Seul le store roulant du living était ouvert, la lumière faisait ressembler la fumée de cigarette à quelque substance crémeuse, Cassandre s’affairait derrière la cuisine américaine ; les oranges à la couleur criarde semblaient être une publicité pour la vitamine C et une vie saine, dès qu’elle mit le presse agrumes électrique en marche, Cassandre regretta de s’être encore une fois laissé prendre à cette illusion, elle se détourna les mains pleines de jus et les lécha mais la grimace de son visage confirma l’acidité excessive. « Café mon seul ami fiable. » La casserole frémissait sur le feu, Cassandre se sentait mieux ; assise sur un haut tabouret elle fixait la distance la séparant de la télévision éteinte, elle avait pris l’habitude d’éviter les informations au réveil, les massacres et crimes en série n’aidaient pas à se faire une raison pour continuer à vivre un jour de plus. « Une nuit de plus. » A cette idée Cassandre sourit, elle se voyait comme une des dernières exploratrices du siècle, à la découverte d’un monde nouveau : celui de l’obscur. Laissant la vaisselle salle en plan dans l’évier, les taches de café sécher sur la table, elle se détourna à regret sachant qu’il était vraiment temps de se réveiller, elle traîna ses pieds nus jusqu’à la salle de bains faisant glisser tour à tour la chemise bleue et blanche XXL qu’elle avait volé à François puis son débardeur et son caleçon de nuit. Le premier contact avec le jet fut froid puis enfin la vapeur envahit la pièce, là elle aurait pu rester une éternité sans la vision de factures se succédant en rangs serrés ; elle abandonna sa détente à regrets et se rendit encore mouillée vers sa chambre, là, elle alluma enfin dans cette pièce qui voyait rarement la lumière : son sanctuaire en quelque sorte. Les tiroirs ouverts laissaient s’échapper des flots de vêtements, perpétuellement insatisfaite Cassandre les jetait sur le lit défait. « Merde. » Vaincue elle se retourna vers la panière à linge sale pour en extraire un vieux Jean, en fouillant c’est là qu’elle tomba face à face avec le masque japonais enfoui dans cette tombe la veille-même ; étrangement il ne l’effrayait plus, comme si l’autopsie de Jacob avait exorcisé son mystérieux pouvoir, elle pouvait imaginer les yeux de Jacob derrière les fentes ovales. Amusée Cassandre prit le masque et le dressa devant son visage face au miroir, là elle eût la révélation, les seules parties d’elle-même subsistant derrière ce masque…Ses yeux, ses mains.

Quittant son appartement pour gagner l’hôpital, Cassandre tourna son regard vers la porte de Jacob, elle était maintenant scellée à l’adhésif jaune de la police ; ainsi était délimité la frontière entre ce monde et celui des morts, Cassandre soupira, elle aurait bien aimé jeter un regard plus approfondi sur les vinyles de son voisin. Le taxi glissait silencieusement sur les avenues débordant d’une marée de lumières vives, le chauffeur parlait pour la forme mais Cassandre était dans sa bulle ; elle sursauta quand son regard croisa celui de Jacob au détour d’une rue bondée de monde, il regardait fixement le taxi s’éloigner de lui avec ce même regard attentif qu’elle lui avait vu la veille au soir. A une certaine distance il ne subsistait plus qu’une silhouette vague arrosé par une pluie d’étoiles venant de l’affiche du cinéma au-dessus de lui ; la main de Cassandre caressa le masque aux formes rondes dans son sac, un contact devenu étrangement familier et rassurant. A cet instant le chauffeur, une femme mûre au regard rieur continua son monologue, étrangement Cassandre prêta attention à cette seule partie : « Les gens on vite fait de diaboliser ce qu’ils ne comprennent pas, avant les grandes religions monothéistes on respectait les secrets et ceux qui les comprenaient, druides, shamans etcetera…Puis bien sûr ça a été la grande chasse aux sorcières et l’avènement de la bienveillante rationalisation scientifique ; je ne dis pas que les téléphones portables sont pas un bon moyen de communiquer avec l’au-delà, non avec toutes les radiations qu’ils nous envoient dans le ciboulot ils nous y enverront bien plus vite vous savez… » La vieille avait sombré de nouveau dans des babillages ineptes, Cassandre se referma comme une huître pour ressasser ses idées noires. Le freinage fut lent et progressif, le taxi s’arrêta juste en face de la porte Nord où seules les ambulances avaient le droit d’entrer; alors qu’elle allait payer sa course au chauffeur, cette dernière attrapa les mains jointes de Cassandre fermement pour y glisser un petit bout de carton corné. « Ma carte au cas où, je suis toujours disponible la nuit jusqu’à plus d’heure, on sait jamais. » Puis avec un dernier sourire la femme engagea la marche arrière de sa Buick branlante et passa son bras droit sur la banquette pour effectuer un rapide demi-tour, avant que Cassandre n’ait pu la héler pour lui payer sa course elle avait enfoncé l’accélérateur et disparu comme si le diable lui-même était à ses trousses. « Ce n’est peut-être pas si faux. »

Cassandre disparut derrière la porte tenue par le servie Harold, passant elle lui adressa un sourire en brandissant son petit radiocassette hors de son sac ; il ne rit pas mais acquiesça d’un air grave, ici la musique couvrait le silence et empêchait le murmure des morts de pénétrer votre esprit, un peu à la manière d’un feu tenant les démons de la nuit à distance. Dans le vestiaire, Cassandre se changea face au regard vigilant du démon oriental posé sur l’étagère supérieure de son casier ; le démon dans certaines traditions n’était pas forcément l’ennemi mais aussi le guide de l’initié au monde de l’ombre, tout comme Lucifer signifiait celui qui porte la lumière : la connaissance.
Page vue 62 fois, créée le 05.09.2007 22h24 par guinch
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