Si au lever du jour l’hôpital pouvait sembler à une sorte de machine faite pour broyer et éradiquer toute parcelle d’humanité, alors que dire du visage qu’il offrait de nuit ; les lumières avaient disparues si ce n’est quelques rares veilleuses faites pour souligner la marée de velours noir noyant tout alentours. Toutefois l’obscurité n’embrassait pas le silence, les rumeurs de la ville se rappelaient au bon souvenir des oiseaux de nuit, comme le ronflement d’un fauve à peine assoupi ; là-bas des bolides d’aciers lancés à plus de deux cent kilomètres/heure se disputaient la bande presque infinie de bitume qui semblait s’enfuir de la ville, mais elle ne trompait personne et ne s’élançait que pour mieux tourner en rond et projeter les fugitifs dans la gueule béante de leur geôlière : la ville, cette grosse putain, sorte de mère abusive pouvant vous étouffer de son amour gras jusqu’à vous faire crever à coup de gaz d’échappements, ici la pourriture était partout, charriée dans le sang vicié des cafards à forme humaine rampant jusque dans les plus infimes fissures à la recherche d’un peu de chaleur. Cassandre régla le taxi et pressa le pas pour traverser le parking jusqu’à l’entrée Nord ; c’était sa première nuit et la voiture avait choisi ce moment là pour la lâcher, comme un cheval apeuré à l’approche du danger. Cassandre fit une pause près de son cendrier rituel, un cylindre d’inox dressé d’une façon obscène ; elle tapota le rebord avec sa cigarette pour en séparer la cendre, mais l’objet de son désir glissa dans la gueule béante du cendrier.
« Non, pas ça, pas ma dernière cigarette ! »
Terrible constatation du toxicomane voyant sa dose lui échapper, vision un peu extrême mais qui vous semblera appropriée après la scène qui suit ; A genoux sur le trottoir, le flanc collé au cendrier qu’elle soupçonnait à présent d’être une poubelle sous couverture, Cassandre retroussa sa manche et tenta désespérément d’atteindre sa cigarette encore intacte…En vain. C’est le moment que choisit Harold pour déverrouiller la porte, n’importe qui d’autre aurai raillé le médecin mais pas lui, non il lui proposa son aide, cette sympathie était pire que tout pour Cassandre ; elle se redressa et remercia froidement le veilleur de nuit, en colère elle colla des étiquettes peu flatteuses sur l’homme en uniforme dans son esprit, puis s’arrêta brusquement. Regardant le visage toujours souriant de cet homme afro-américain d’une cinquantaine d’années, elle se demanda si tout ce temps elle n’avait pas été raciste sans le savoir, le savoir ou l’admettre ; bien des fois elle avait été trop condescendante à son égard, c’était insultant. Mais Harold avait fermé la porte et disparu dans les couloirs de ce labyrinthe dont il connaissait tous les secrets, trop tard pour commencer à se racheter une conscience. Cassandre descendit vers la morgue et vers son rendez-vous du soir : le mystérieux Jacob. Il avait gagné cet adjectif suite à l’aventure de l’après-midi, il n’était plus indifférent, l’absence d’informations à son sujet était soudain devenue attirante. Le tiroir roula avec un bruit discret, le froid se répandit en vagues de fumée blanche pour couler vers le bas ; Jacob gisait étendu sur la table de travail. Cassandre finit d’ajuster ses lunettes de protection à l’aide de ses mains gantées de caoutchouc, son reflet renvoyé par les nombreuses surfaces métalliques de la salle la fit sourire. « J’ai l’air d’être sortie tout droit d’un film d’Ed Wood. » Puis extirpant toute sensation de son être en une longue expiration elle tourna son attention sur le cadavre pour les observations préliminaires.
« Le sujet est un homme de race blanche d’environs quarante ans, nombreuses entailles peu profondes sur les avant-bras et le torse, brûlures circulaires sur le dos des mains faisant penser à des marques de cigarette ; cause probable de la mort, hémorragie suite à l’extraction des yeux des cavités oculaires, la coupure du nerf optique semble nette… »
Le corps portait toutes les traces de sévices menant à songer à un meurtre rituel, pourtant malgré ça, Cassandre revoyait Jacob tel qu’elle l’avait connu ; il se tenait là, raide et silencieux à l’autre bout de la salle, elle aurait tenté de dire « de l’autre côté » ; son regard parlait pour lui, lumineux, plein d’une intelligence cachée à ses contemporains. Puis ses lèvres bougèrent, formant des mots ; Cassandre secoua la tête et cligna de ses yeux lourds de sommeil, il lui faudrait du temps pour s’adapter à ce nouveau rythme nocturne ; le fantôme de Jacob avait disparu. Le reste de la nuit fut long à mourir, les analyses toxicologiques prendraient du temps avant de révéler leurs secrets ; peser les organes internes et archiver des échantillons semblait bien plus fastidieux de nuit sans aucune présence ou distraction alentours. Aux alentours de trois heures elle trouva Harold dans sa loge, il lui offrit un café chaud et lui expliqua qu’il ne venait jamais sans sa radio, une chouette radio FM digitale offerte par ses mômes à Noël, il avait si peur de se retrouver vraiment seul ici la nuit qu’il emportait toujours des piles de rechange pour sa radio « au cas où ». Puis petit à petit des signes de vie commencèrent à émerger alentours, le téléphone sonna quelques fois, la radio se fit plus animée et les équipes de nuit d’ambulanciers rentrèrent au bercail pour la relève. Le comte vînt s’enquérir des nouvelles de la première nuit de sa « protégée », il le fit pour la forme, acquiesçant aux détails techniques comme de bien entendu, puis il s’éclipsa comme un courrant d’air glacé. Epuisée, Cassandre prit une douche au vestiaire sans pouvoir vraiment se débarrasser de la non-odeur de l’hôpital ; enfiler ses vêtements fut pénible tout au mieux et elle s’endormit dans le taxi qui la ramenait chez elle, durant ce sommeil court et troublé elle ne cessait d’entendre un mantra étrange comme issu du magicien d’Oz, la phrase se répétait dans sa tête : « De l’autre côté du miroir Dorothée…De l’autre côté du miroir. »