Jacob avait eût droit à un drap blanc avant d’intégrer son frigo privatif, Cassandre l’examinerait à la nuit tombée puisqu’elle changeait de service ; la journée avait été exécrable, Harrison s’était révélé être fait de béton armé au cynisme en quelques minutes seulement, c’était un mec qui ne laissait pas indifférent elle le détestait déjà et pourtant elle n’aurait pas dit non probablement pour la même raison.
Après quoi Cassandre avait tenté de déjeuner avec François, elle se demandait encore pourquoi, cette histoire était finie depuis longtemps bien qu’ils ne se soient pas jetés la vérité au visage ; les habitudes s’étaient installées et avaient tué tout ce qui avait jamais fait l’intérêt de leur « histoire ». Avec du recul on eût plutôt dit un fait divers, le genre d’évènement si courrant qu’il en devient fade, dès qu’il lui adressait la parole, elle sentait ses poils de nuque se hérisser, parfois cela devenait si intolérable qu’elle en avait des nausées ; François était semblable à un professeur d’histoire, le genre d’homme à vous rebattre les oreilles avec son discours moraliste et défaitiste ; c’était tout simplement un loser, un autre individu qui s’était soumis pour regagner le troupeau bien gentiment…Le pire c’est qu’il croyait qu’il avait fait ce choix de son plein gré, le schéma était pourtant typique : Enfant on est un rêveur, adolescent on est un rebelle et finalement quand vient le moment d’être adulte on se perd.
Cassandre ressassait cette idée comme un vieux chewing-gum sans goût quand elle arriva enfin au troisième étage, son pallier ; la moquette bleue avait connue des jours meilleurs malgré l’entretient, mais rien n’était aussi absurde que la moquette, si ce n’est la politique. Les clés tintèrent, se balançant gaiement les unes contre les autres ; puis l’une d’elle écorcha la serrure de ses dents pointues, la main de Cassie allait la faire tourner quand un grincement sinistre la figea dans son mouvement, on eût dit que le temps lui-même s’était arrêté, laissant la poussière en suspension dans l’air. Au bout du couloir, à droite la porte de l’appartement de Jacob s’était entrouverte ; de là où elle était, Cassandre pouvait voir la lumière orangée d’une lampe d’intérieur, ce qui signifiait que les volets étaient fermés malgré l’heure avancée de l’après-midi ; elle déglutit avec difficulté, la peur comme l’envie la prenaient aux tripes, pourquoi cette porte s’était-elle ouverte tout à coup, il n’y avait eût aucun courrant d’air dans le hall. Le couloir exigu semblait s’allonger à l’infini, le premier pas fut hésitant, la traversée sembla durer une éternité, les pieds de Cassandre foulaient la moquette comme s’il s’était agi du sol lunaire ; puis sa main se posa sur la poignée cuivrée où la lumière orangée se reflétait d’une façon aguicheuse.
La porte tourna sur ses gonds sans un bruit, l’air ici était différent de celui du couloir, lourd, chargé de souffles, soupirs, pensées et autres cogitations fiévreuses ; c’était une sorte de tombeau. Le papier peint devait être vert autrefois, déchiré en de multiples endroits il avait bruni ; les trous laissant apparaître le mur blanc étaient parfois colmatés par quelques posters d’un choix étrange : Dali côtoyait Nick Cave et un agrandissement de JFK à Dallas. Chaque pas en avant semblait amener le regard de Cassandre sur des visions d’une profonde étrangeté, cet homme qui lui était quasi inconnu se dévoilait dans ses détails les plus intimes ; le choix de son mobiliser plutôt usé laissait à penser que Jacob aimait son confort et aussi qu’il devait être sentimental, le cendrier vide exprimait le combat qu’il avait du mener pour se discipliner, étrangement le grand absent était la technologie. Pas de télévision, pas d’ordinateur, juste un vieux tourne-disque à même le sol près d’enceintes démesurées ; des vinyles éparpillés comme des polaroïds de vacances retraçaient la vie de leur propriétaire par flashs fugitifs, là au fond du fauteuil en velours vert élimé dormait un vieux téléphone au plastique rond et noir.
La chambre était le summum de ce capharnaüm, le matelas jeté par terre était dominé par une immense affiche en noir et blanc, un homme à genoux tenant son visage entre les mains, prostré comme heurté par la foudre ou un quelconque châtiment divin. Les lettre blanches en majuscules semblaient vouloir crier un nom : Janus Mirror , en dessous la légende semblait indiquer la date d’un concert il y a quelques années. En dessous les draps sales semblaient esquisser les formes attractives d’un visage, celui invisible de l’homme sur l’affiche ? Hypnotisée, Cassandre repoussa le drap d’une main avide et découvrit un étranger à l’ensemble de l’appartement : un masque de Nôh blanc et rouge gisait fendu de haut en bas par une craquelure de son émail, elle apparaissait comme naturelle du à son âge ; le visage pourtant était celui d’un démon, une femme aux traits ronds et parfaits de poupon. Troublée, elle s’en empara, le glissa sous sa veste et quitta rapidement l’endroit sans demander son reste, la porte de son propre appartement claqua et Cassandre s’y adossa en respirant fortement, comme si quelqu’un allait tenter de l’enfoncer d’un moment à l’autre, mais personne ne vint la délivrer de cette stase angoissée.
Le masque glissa et tomba alors sur le carrelage, il rebondit et le visage démoniaque de l’enfant séductrice au début de sourire cruel dévisagea Cassandre ; elle frémit, verrouilla la porte et s’empara de cet ennemi silencieux pour aller l’enfouir au fond de la panière de linge sale. Même pour un esprit rationnel, les signes s’enchaînaient d’une façon inquiétante, c’est le moment que choisit la perception temporelle de Cassandre pour se faire la malle ; les heures défilèrent jusqu’au coucher du soleil sans qu’elle eût pu dire où elles avaient bien pu disparaître. La lumière blanche et crue se changea en l’orangé maladif de l’appartement de Jacob, puis en rouge incandescent avant de passer du mauve au rose pâle annonçant la fin d’Horus ; la nuit, froide et terrifiante engloutit alors la ville.