Le jour gris se levait sur les abords de l’hôpital, là seul sur une colline d’un vert terne et déplacé au cœur de la pieuvre de béton il ressemblait à un cimetière ; bâtiment monolithique issu de visions d’un avenir trahi il y a bien longtemps il sentait presque la mort. L’odeur qui se dégageait de ce titan de verre et d’acier évoquait plus la mort que ne l’aurait fait un cadavre en décomposition, les cadavres sentaient la viande, la terre, des choses très humaines en fin de compte ; l’hôpital sentait l’absence d’humanité d’un néant antiseptique comme si un grand curateur s’acharnait à le purifier de toute influence corruptrice. C’est face à face avec lui que Cassandre entamait chaque journée, le soleil chassait les ombres de la nuit et les déchus peuplant son monde : éboueurs, putes, barmans, flics…Toute une faune étrange, séparée du reste de l’humanité par l’oppression mécanique des horloges ; de tous les fléaux, la rationalisation bureaucratique et industrielle était le pire, celui qui aliénait des milliards d’êtres humains grouillant frénétiquement à la poursuite du temps : un ennemi illusoire. Cassandre écrasa sa cigarette dans une coupole d’acier inoxydable, se retournant elle jeta un dernier coup d’œil sur le parking. « Ais-je bien fermé ma voiture ? Quelle importance ? »
Le veilleur de nuit, les yeux soulignés par des cernes violacés lui ouvrit la porte avec un sourire usé.
« Bonjour Docteur. »
La voix restait douce, un homme brave ce Harold, brave et sûrement désespéré pour mener une vie comme la sienne.
« Salut Harold. »
Il referma avec précaution la lourde porte vitrée derrière elle, presque avec tendresse, comme pour éviter de réveiller un enfant, mais ici à l’entrée nord où défilaient les urgences on ne risquait pas de réveiller les « clients », ils étaient tous morts. En bas de l’escalier menant à la cave le comte Orlock attendait, c’était ainsi que les internes nommaient le chef du service médico-légal, le docteur Eisenberg ; l’homme avait un cou de poulet et des cheveux filandreux plaqués sur son crane rond par de la laque, cependant ses yeux verts pouvaient clouer n’importe qui sur place d’un seul regard et sa voix ne souffrait pas de réponse lorsqu’elle ordonnait. Cassie respectait le comte Orlock et étrangement celui-ci était assez paternel avec sa suppléante du jour.
« Cassie. »
Un diminutif simple mais qui signifiait aussi « au pied », Cassandre dévala les marches deux à deux avant de s’immobiliser face au tyran en blouse blanche.
« Mon enfant j’ai une bonne nouvelle, vous avez votre mutation ! »
Elle lui lança un regard suspicieux, le vieux vampire s’était pourtant toujours opposé catégoriquement à ce qu’elle passe dans « l’équipe de nuit », un grand mot pour désigner le portier des corbeaux, le docteur de garde réceptionnant les trouvailles de la police ; Eisenberg dévoila un début de sourire tordu et reprit son petit monologue visiblement bien préparé à l’avance.
« Venez, vous avez de la chance le détective Harrison est encore là pour vous briefer, il nous a amené un client juste trois minutes avant la fin de la garde de nuit. » Quelle précision il avait, on aurait dit que le comte se réjouissait de sa précision « Le sens du détail c’est ce qui me différencie du boucher du coin. », il aimait à répéter ça pour entretenir son mythe. Entrant dans la salle de travail, les deux médecins découvrirent Harrison, un homme grand et aux épaules larges d’à peine une trentaine d’années, une bouche pleine et sensuelle et une ride frontale très virile appuyant sur des sourcils broussailleux ; il gouttait son café du bout des lèvres, penché sur le « client ». Dès que ses yeux croisèrent ceux de Cassandre, une tension presque palpable envahit l’air froid de la salle…Il avait les yeux noirs d’un chien sur lequel son maître aurait cogné régulièrement, habitué à encaisser et toujours sur le fil du rasoir prêt à mordre la main tendue vers lui ; elle avait le froid d’une statue, la distance lointaine d’un paysage d’hiver aux couleurs grises. Lorsqu’ils se serrèrent la main, chacun des deux tenta de jauger l’autre, un étrange mélange de caresse et d’intimidation. Ils se détournèrent rapidement vers le cadavre négligemment découvert sur la table.
« Encore un John Doe. »
Cette fois ci Harrison attaqua franchement son café, renversant le gobelet et sa tête du mouvement brusque de l’ivrogne, puis il s’essuya la bouche du revers de la main. Cassandre continuait d’observer son client.
« Jacob. »
Harrison demanda ironiquement.
« Il a une tête à s’appeler Jacob ? »
Elle lui lança un regard sombre.
« On vivait dans le même immeuble. »
Derrière eux, le comte se retira silencieusement, pleinement satisfait de l’overdose de rapports humains qu’il s’était infligés en une seule matinée.